« Amazon veut maîtriser la chaîne logistique de bout en bout »
Pour Alma Dufour, spécialiste du modèle Amazon, l’entreprise vise le monopole absolu sur le commerce en ligne, avec à la clé des destructions d’emplois et de la pollution.
dans l’hebdo N° 1619 Acheter ce numéro
Alma Dufour traque dans les moindres détails la stratégie d’Amazon afin d’en pointer les risques sociaux, environnementaux et fiscaux. Associée à Attac et au syndicat Solidaires, son ONG, Les Amis de la Terre, a notamment publié Immersion dans le modèle Amazon (2019) : un rapport de 70 pages paru au moment du Black Friday, summum du consumérisme. Pour Politis, la chargée de campagne revient sur les conséquences du développement de l’entreprise et les transformations sociales qu’il suscite.
L’argument principal invoqué lors d’une implantation d’Amazon : les emplois. Or, dans vos rapports et autres travaux, vous démontrez que ceux-ci sont précaires…
Alma Dufour : C’est d’abord une question de qualité de l’emploi. Dans le secteur de la logistique, les emplois sont précaires, quelle que soit l’entreprise. Or, avec Amazon, les emplois dans le commerce sont transformés en emplois dans la logistique. L’entreprise dépend désormais de la convention collective des transports et de la logistique, moins favorable aux salariés (1).Comme en témoignent les travaux du sociologue David Gaborieau, ces métiers sont très fatigants. Dans l’entrepôt de Montélimar, la caisse régionale d’assurance maladie a interpellé l’entreprise en 2017, car le taux de maladies professionnelles – notamment mal de dos et burn-out – était bien supérieur au seuil d’alerte de la région. C’est une illustration très concrète des conditions de travail dans les entrepôts d’Amazon.
Du fait de ces conditions, le turn-over est important. Si un certain seuil de productivité n’est pas atteint, le salarié est licencié, mais les gens partent également d’eux-mêmes. David Gaborieau estime que la durée moyenne dans l’entreprise est d’environ cinq ans, car le travail est épuisant et pas si bien payé. Les élus locaux qui pensent que l’implantation d’Amazon développera l’emploi dans leur bassin ou leur collectivité se trompent. Car, au bout d’un certain temps, les habitants ne voudront ou ne pourront plus travailler pour Amazon. Il ne restera que le trafic incessant des poids lourds.
Qu’en est-il des emplois indirects ?
Les emplois créés par Amazon ne viennent pas s’ajouter à ceux déjà existants. C’est un business qui vient grignoter celui des petites comme des grandes enseignes. Aux États-Unis, entre 2010 et 2016, on parle de 270 000 destructions nettes d’emplois dans le secteur du retail, c’est-à-dire la grande et moyenne distribution. Et la crise du Covid n’a fait qu’accélérer cette tendance.
Une autre caractéristique des entrepôts d’Amazon est la robotisation. Peut-on mesurer les conséquences de ces nouveaux équipements sur l’emploi ?
Il est difficile de chiffrer le nombre d’emplois que le processus de robotisation détruira à terme dans les entrepôts. Mais on a un faisceau d’indices, comme le développement d’une machine à empaqueter les produits, qui fait elle-même les cartons sur mesure. Une telle machine pourrait remplacer 24 emplois. En plus des robots qui se déplacent pour porter les colis…
Une gamme de technologies va diminuer le nombre d’emplois nécessaires chez Amazon. La livraison par drone est considérée comme une légende, mais l’autorisation a été donnée pour effectuer les premiers essais. Cela laisse présager des conséquences sur les emplois dans la livraison, qui sont déjà de mauvaise qualité : aux États-Unis, ce n’est pas un travail à temps plein garantissant un salaire fixe, mais une tâche à la commande, un peu comme Uber. Notamment parce qu’il y a de plus en plus de gens sur ce marché à cause de la fermeture des commerces traditionnels.
En France, comment la firme agit-elle sur les entreprises et les salariés qui gravitent autour d’elle ?
On manque d’informations sur les contrats de sous-traitance avec Amazon, que ce soit La Poste ou des entreprises de logistique. Mais à Fournès, dans le Gard, un centre de sous-traitance XPO, qui s’occupait de logistique en grande partie pour Amazon, va fermer. Amazon remplace son intermédiaire par une gestion directe. À terme, c’est ce que l’entreprise veut faire pour tous les secteurs du transport des produits. Au bout du compte, le solde d’emplois sera nul, voire négatif…
La Poste, pour sa part, est face à un dilemme. Amazon est encore un client de l’entreprise, notamment dans les régions où le coût de livraison n’est pas rentable parce que le nombre d’habitants est trop faible. Mais, sur les gros bassins de vie, Amazon la remplace par la livraison directe. La Poste est en fait prisonnière : Amazon est l’un de ses premiers clients, mais un client mal intentionné qui cherche à la remplacer, avec une gestion intégrale de la livraison et de moins bonnes conditions de travail pour les livreurs.
La firme procède de la même manière avec FedEx et UPS pour la livraison aérienne. Elle a lancé sa propre flotte de fret aérien mais a encore besoin de ces deux transporteurs en raison du nombre de colis transportés. Cela a entraîné une rupture avec FedEx, qui voyait très bien la manœuvre d’Amazon : devenir monopolistique, maîtriser toute la chaîne logistique, faire pression sur les coûts par les conditions de travail ou la robotisation. À l’arrivée, la maîtrise des coûts et du calendrier de livraison rend la multinationale imbattable… Sur le fret maritime, Amazon contrôle même la gestion de conteneurs, ce qui est rare pour ce genre d’entreprise. Elle peut donc maîtriser la chaîne logistique de bout en bout !
Vous parliez du fret aérien : comment peut-il se développer en France ? L’interrogation concerne notamment le futur entrepôt lyonnais, situé sur l’aéroport Saint-Exupéry.
On peine à avancer sur ce point. L’agence -Reuters a montré que, avec la livraison en 24 heures aux États-Unis et les 100 millions d’abonnés qui bénéficient de ce service, le volume de fret aérien d’Amazon a augmenté de 29 %.
En Europe, nous n’avons pas la main sur les données statistiques des sous-traitants du fret aérien pour procéder aux mêmes calculs. Mais nous savons que la stratégie du e-commerce va être de livrer de plus en plus vite. Il y a des suspicions sur le projet situé sur l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry et sur celui d’Ensisheim, pour sa connexion avec l’aéroport de Bâle–Mulhouse. Le principal concurrent d’Amazon, le mastodonte chinois Alibaba, s’implante, lui, sur l’aéroport de Liège, en Belgique, dans un entrepôt géant de 200 000 m2.
Deux actualités ont retenu notre attention ces derniers jours. Celle d’une offre d’emploi aux États-Unis – ensuite effacée –, dont la mission consistait à traquer l’activité syndicale. L’autre est l’échec d’Amazon à installer des caméras dans ses entrepôts « afin de faire respecter la distanciation physique ». La surveillance, un autre domaine où Amazon se développe depuis longtemps !
Amazon est connue pour être foncièrement hostile au syndicalisme. Cette offre d’emploi supprimée est trop visible, mais la surveillance des syndicalistes existe certainement depuis longtemps. Les lanceurs d’alerte aux États-Unis ont été licenciés. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, et alors que le nombre de cas et de morts dans les entrepôts était caché par la direction, un leader syndical à New York a été licencié pour avoir dénoncé le manque de protections. La meneuse d’Amazon Employees For Climate Justice [mobilisation des employés d’Amazon pour la justice climatique, NDLR] a également été licenciée. En France, les syndicats ont réussi à négocier de bonnes conditions dans la filiale logistique. Mais, dernièrement, un syndicaliste d’un centre de tri a été licencié pour avoir dénoncé le manque de protections durant la crise sanitaire.
Amazon développant son propre logiciel de reconnaissance faciale, la crainte des syndicats est que l’entreprise l’utilise directement sur les travailleurs et les syndicalistes. Cette annonce d’installation de caméras révèle juste ce qui se passe depuis longtemps. Aux États-Unis, certains salariés étaient espionnés sur les groupes Facebook. En France, des salariés gilets jaunes ayant appelé au blocage de leur entrepôt sur Facebook ont été licenciés.
Aujourd’hui, un front s’est formé contre Amazon. Où en est-on pour freiner le développement de la multinationale ?
On a réussi à construire ce front avec notamment les écolos, les gilets jaunes, les petits et les gros commerces. Maintenant, c’est la culture du rapport de force. Vingt-deux blocages ont été effectués par les gilets jaunes en un an, au nom de l’injustice fiscale et écologique. Beaucoup de secteurs de la société, que le gouvernement essaie de draguer, sont contre le modèle Amazon. La fédération de commerçants avec laquelle on travaille représente un million de personnes. Les membres de la Convention citoyenne pour le climat insistent sur l’inclusion des entrepôts d’e-commerce dans son moratoire.
Pourtant, malgré ce front uni, nous n’arrivons pas à faire pression sur le président de la République. Car c’est lui qui bloque, et le système hyperprésidentiel français n’arrange rien. C’était déjà Emmanuel Macron qui avait développé l’e-commerce lorsqu’il était ministre de -l’Économie.
Le même argument nous est présenté à chaque fois : « Le Président s’est engagé. » Les propos de Bruno Le Maire, avec lequel nous avons échangé au téléphone durant le confinement, sont plus éclairants : Amazon est la première capitalisation américaine, Alibaba la première chinoise. Va-t-on se mettre à dos ces deux puissances mondiales ?
(1) Amazon a abandonné en 2019 la convention collective du commerce et de la distribution, plus stricte au niveau du travail de nuit par exemple.
Alma Dufour Chargée de campagne « Surproduction » pour Les Amis de la Terre.