BD : La fin du rail ?
Avec Un train d’enfer, Erwan et Gwenaël Manac’h signent une enquête qui revient sur les tournants et les tourments actuels de la SNCF. Un bien patrimonial qui dérouille.
dans l’hebdo N° 1620 Acheter ce numéro
Une organisation pour l’achat ou un changement de billet qui relève des arcanes de Kafka ; des guichets qui n’en ont plus que le nom parce qu’on incite la clientèle à acheter en ligne ou à glisser une carte bancaire dans les distributeurs ; un imbroglio aberrant dans les tarifs. Fermeture des petites gares et compression du personnel à tous les niveaux. Voilà pour la partie visible de la SNCF.
Il en est une autre, plus sourde, plus insidieuse, moins évidente de l’extérieur : un changement opéré depuis la perspective de la mise en concurrence du rail, au début des années 2000, dans une logique purement comptable et commerciale. Avec une masse de départs à la retraite non remplacés, un management débridé et brutal, un excès de mobilités, des réorganisations internes qui déstabilisent. Puisqu’on vous dit qu’il faut être productifs ! Un mot d’ordre : dégraisser (6 000 équivalents temps plein dans les quatre dernières années), sur le modèle de La Poste (dans les années 1990). Au risque d’entraîner des suicides (57 en 2017, soit autant qu’à France Télécom entre 2006 et 2009).
Autres réalités qui ne sont pas évidentes pour l’usager de la SNCF : une privatisation des infrastructures, une puissance publique qui garantit les bénéfices, un nœud de filiales, la disparition progressive du fret… Si on y ajoute un manque d’entretien des lignes et une automatisation des trains, c’est à ne plus tenir ! « Ce qui se passe à la SNCF a beaucoup de choses à nous apprendre sur la manière dont fonctionne notre économie, et sur la manière dont elle dysfonctionne », écrit l’auteur de cette bande dessinée, Erwan Manac’h, journaliste à Politis, et dont le frère, Gwenaël (déjà auteur de La Cendre et le trognon, en 2019), signe ici les planches. Subtil, au fin plumeau, tout en âpre délicatesse (le sujet s’y prête), le trait pastellisé tourne à l’esquisse, à la suggestion sans forcer, tandis que le ton se veut parfois à l’ironie, parfois à la rigueur.
À l’origine de cette histoire moderne et contemporaine du rail, un grand-père cheminot un brin fantasmé dans la famille ; un grand-père « qui n’enfournait pas du charbon dans une locomotive » mais était ingénieur dans l’entreprise. Une histoire de famille, donc, conduite par une solide dimension sentimentale et patrimoniale, pour un récit plein et entier qui s’appuie sur la communication de la direction de la SNCF, les syndicats et les associations d’usagers, les rapports internes et confidentiels, les témoignages du personnel. Qui s’appuie également, et notamment, sur les enquêtes, entretiens et reportages d’Erwan Manac’h publiés dans Politis pour une rubrique suivie aux aguets.
Matière et matériau suffisants pour dresser le tableau de la fin programmée (ou presque, si l’on reste optimiste) d’un fleuron, animé de chiffres, d’analyses, de courbes évolutives, de regards, de situations (tantôt cocasses, tantôt tragiques). Une vaste fresque du rail, d’hier à aujourd’hui, rongé par les lois du libre marché. Et de quoi livrer un décryptage remarquablement pédagogique et coloré.
Un train d’enfer, Erwan Manac’h et Gwenaël Manac’h, éd. La Ville brûle, 136 pages, 18 euros.