Cette « nostalgie amnésique » du fascisme
Spécialiste de l’histoire des mentalités, Francesco Filippi analyse comment Mussolini conserve aujourd’hui une image positive dans une bonne part de l’imaginaire collectif italien. Quand les dictatures font encore rêver…
dans l’hebdo N° 1620 Acheter ce numéro
Beaucoup d’Italiens, dans ce pays où l’État leur paraît souvent lointain, désorganisé, parfois même parasite, ont développé une certaine nostalgie largement fantasmée du régime mussolinien, qui associerait l’image de l’homme fort à celle des « trains qui arrivent à l’heure ». Comme dans bien d’autres pays européens, les médias transalpins, et les idéologues réactionnaires qui s’y expriment abondamment, ne cessent, ces derniers temps, de répandre cette image positive du fascisme et d’une époque supposée délivrée des maux qui entravent leur société aujourd’hui. Historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, engagé dans l’enseignement du fascisme et de la Shoah auprès des jeunes Italiens, Francesco Filippi a répondu, avec son livre Y a-t-il de bons dictateurs ? (1), à une demande fréquente chez ses élèves : décortiquer la propagande (néo)fasciste du mythe d’un régime totalitaire qui, prétendument, aurait eu « ses bons côtés ». En élargissant ici son propos à nombre de pays européens où ces « nostalgies amnésiques » ont cours et se développent, l’historien propose un salutaire « manuel d’autodéfense politique » et démocratique…
Le touriste étranger en Italie est souvent surpris de voir un certain culte de Benito Mussolini, entre revues hagiographiques (souvent grossières), calendriers ou albums photographiques à la gloire de l’inventeur du fascisme, sans oublier les statuettes et autres gadgets à son effigie. Comment expliquer ce phénomène, bien répandu aujourd’hui dans la péninsule ?
Francesco Filippi : Il est évident que l’Italie a un problème quant à la mémoire de son passé fasciste. Cela provient du fait, selon moi, que la société italienne n’a pas fait les comptes avec ce passé immédiatement après la Seconde Guerre mondiale. Pour expliquer brièvement cela – car c’est un sujet très vaste –, en 1945, il y aurait dû y avoir une vraie « défascisation », en bonne et due forme, dans la société. Or cela signifiait de se poser la question : qui a vraiment été fasciste ? Dans ce pays qui a été soumis, pendant plus de vingt ans, à ce régime dictatorial totalitaire qui a infusé au plus profond du corps social, au sein des écoles, dans les institutions, dans l’administration, dans le travail, jusque dans les familles, très peu de gens auraient véritablement pu répondre sans la moindre hésitation en affirmant : « Non, pour ma part, je n’ai jamais eu rien à voir avec le fascisme ! » Ce qui posait directement un problème aigu à cette nouvelle Italie censée repartir et se relever après les destructions de la guerre, après 1945. Et mettait en crise, ou en grande difficulté, l’identité même de la société transalpine au sortir du conflit. Mais, à la différence par exemple de ce qui s’est passé en Allemagne, cette défascisation n’a pas été vraiment demandée ni imposée par les Alliés eux-mêmes dans l’immédiat après-guerre. En effet, après le 8 septembre 1943, les Alliés anglo-américains ont reconnu dans le pays un gouvernement, celui de Badoglio, bientôt soutenu (tant bien que mal) par le Comité de libération nationale (CLN), c’est-à-dire l’organe qui rassemblait toutes les tendances de la Résistance, des libéraux, voire monarchistes, jusqu’aux partisans communistes (2). En 1945, il ne resterait donc plus qu’une poignée de « méchants fascistes », fanatiques, et in fine « anti-italiens » : ceux qui ont collaboré et combattu aux côtés des nazis jusqu’au bout, les derniers soutiens de Mussolini et de la République sociale italienne (RSI) de Salò. Ainsi, une fois la guerre terminée, toute l’Italie passa sous le contrôle d’un gouvernement qui était déjà reconnu par les Alliés. À la grande différence de l’Allemagne qui, en mai 1945, est vaincue, occupée militairement et gouvernée de fait par les vainqueurs jusqu’en 1949. Et pendant quatre ans, les Allemands ne peuvent exprimer en aucun cas leur opinion vis-à-vis de leur gouvernement éventuel.
Ceci est la situation historique bien particulière de l’Italie au sortir de la guerre. Mais n’y a-t-il pas un problème culturel, ou sociétal, en tout cas contemporain quant au souvenir du fascisme ?
En effet. Sur ce point, je m’appuie beaucoup sur la lecture, ou l’analyse, qu’en a faite Umberto Eco, où il explique que le fascisme n’est pas une philosophie, ni un moment où l’on crée une pensée. Non, le fascisme est, somme toute, une rhétorique, une façon de dire, d’exprimer les choses. À partir du moment où l’adversaire politique est un ennemi, à partir du moment où la minorité regroupe ceux qui ont perdu et doivent donc se taire parce qu’ils ont perdu, tout ceci est du « protofascisme ». Aussi, comme le souligne Eco, s’agit-il d’un problème culturel qui doit être appréhendé comme un symptôme de la crise de la démocratie. C’est pourquoi je pense que ce retour, cette croissance, ce sursaut d’une « nostalgie » pour Mussolini est la conjonction d’une ignorance de l’histoire, due au fait qu’on n’a pas vraiment fait les comptes avec le fascisme après-guerre, et d’une crise évidente du modèle démocratique italien. Et je pense que ce phénomène existe dans la plupart des démocraties du continent européen.
Dès 1943 et la destitution de Mussolini, même si la guerre continue, même si la Résistance poursuit sa lutte, toutes les tendances du CLN, y compris les socialistes et les communistes, n’ont pas vraiment exigé de faire les comptes avec le passé fasciste. Ni après la Libération. Pourquoi, selon vous ?
Là encore, il y a une donnée historique. Quand les Alliés signent avec le gouvernement Badoglio l’armistice, le 8 septembre en Sicile, ils imposent une clause de défascisation de l’Italie. Ils demandent expressément au nouveau gouvernement italien d’éliminer les fascistes qui sont encore en responsabilité. Mais Badoglio ne tient pas compte de cette clause, l’ignore ou l’oublie en quelque sorte, parce qu’il avait été lui-même le chef d’état-major de l’armée de Mussolini ! Ensuite, après la victoire, une fois le CLN aux commandes, une commission de défascisation sera bien mise en place et le nouvel exécutif demandera aux magistrats de se regarder en face, d’éliminer les fascistes les plus virulents en leur sein. Mais, très vite, les juges s’interrogent : « Qui, parmi nous, était fasciste ? » Ensuite, cependant, les membres du CLN changent. Arrive le premier gouvernement De Gasperi, dont font partie l’ensemble des partis ou des tendances du CLN, dont les socialistes, les communistes, le Partito d’Azione ou azionisti [importante organisation antifasciste très mobilisée, antimonarchiste, républicaine et laïque, qui échoua à traduire sa place au sein de la Résistance dans les urnes dès les premières élections après-guerre – NDLR]. Dès 1946, alors qu’un demi-million de procédures ont déjà été ouvertes par la Commission de défascisation, le gouvernement De Gasperi ferme cette instance au nom de la « pacification » dont aurait besoin le pays. Cela avec le vif assentiment du Parti communiste (PCI) et du Parti socialiste (PSI). Les seuls à s’y opposer sont les membres du Partito d’Azione, qui en font même – en vain – un thème central de leur campagne électorale. On peut donc dire que les Italiens, en allant aux urnes, savaient précisément quels partis voulaient faire le ménage, ou les comptes, par rapport à leur passé fasciste. Le clivage prend forme alors entre les antifascistes purs et durs (les azionisti) et ce que l’on a appelé le « bloc de la pacification », ce dernier remportant près de 80 % des suffrages aux élections du printemps 1946. Le Partito d’Azione, avec moins de 2 %, disparaît littéralement des radars. Un mois plus tard, le ministre Palmiro Togliatti, également secrétaire général du PCI, fait voter l’amnistie, ce que certains historiens ont appelé le « coup d’éponge »… Mais je crois que, plus que d’un coup d’éponge, il s’est davantage agi de la pose d’une véritable pierre tombale, venue recouvrir le passé et toute velléité de faire les comptes avec le régime fasciste.
Pourquoi font-ils cela ?
Je crois que De Gasperi et Togliatti prennent alors acte d’un fait : si l’on veut juger les fascistes, il faudra traduire en justice quasiment l’ensemble de l’appareil d’État (juges, militaires, administrateurs, du simple carabinier jusqu’au commissaire de police de la plus petite bourgade de province, etc.). Or cela signifiait juger une bonne part des électeurs démocrates-chrétiens, socialistes, voire communistes. Donc, pensent-ils, on n’en finirait plus ! Ils choisissent alors la voie de la pacification et de la reconstruction en échange de la fidélité au nouveau régime démocratique – que les appareils d’État leur assurent. Et comme il n’y a pas eu de problèmes de transmission institutionnelle, on a ainsi garanti aux électeurs de pouvoir garder la conscience tranquille. En outre, le peuple italien, qui est en guerre depuis 1935 – soit une bonne dizaine d’années, depuis la conquête de l’Éthiopie, la guerre civile espagnole, l’Albanie, la Seconde Guerre mondiale, la Résistance –, se déclare épuisé et se montre tout à fait disposé à une proposition telle que la pacification. Mais ce qui est également central, c’est que cette volonté des Italiens ne rencontre aucune opposition de la part des Alliés. Si l’Italie ne s’engage pas dans des règlements de comptes internes et s’il est clair, après la séparation entre l’Est et l’Ouest établie à Yalta, qu’elle demeurera du côté occidental, l’absence de politique de défascisation en Italie leur va très bien. Et lorsque Togliatti signe l’amnistie pour les fascistes, il sait très bien que ses camarades du PC grec, qui poursuivent la guerre civile au sortir de la Résistance, se font littéralement massacrer par les forces conservatrices de leur pays avec l’appui décisif des Anglais, en ayant été abandonnés par Staline.
Pour revenir à la période actuelle, comment expliquer cette volonté de considérer le régime de Mussolini comme positif ? Les gens tentent-ils de se rassurer, face à notre époque qui peut être vue comme incertaine ?
En juin dernier, après plus de 70 ans de régime démocratique, un sondage paru dans le quotidien La Repubblica montrait que 40 % des Italiens, face à la crise sanitaire due au Covid-19, souhaiteraient avoir un « homme fort » à la tête du pays. Cela traduit, selon moi, un effondrement de la légitimité du système représentatif démocratique italien. Quand quelqu’un en vient à penser qu’il vaut mieux cesser de voter aux élections et, sans doute, s’en remettre à un personnage supposé « s’y connaître », cela indique une énorme (et inquiétante) défiance par rapport aux institutions démocratiques contemporaines. Or, dans un tel contexte d’incertitude, vers quel modèle ou vers quelles expériences se retourner ? Il est évident qu’il est très difficile de se trouver des exemples positifs… Ou bien vous espérez dans un modèle utopique d’État ; ou bien vous vous réfugiez dans un passé hypothétique et largement fantasmé, supposé avoir parfaitement fonctionné par le passé. Notamment parce que le passé a un avantage considérable : il est par définition silencieux et ne peut que se taire ! Et ce type de conviction progresse ainsi dans la société italienne, mais également dans la plupart des autres pays européens. L’acte d’aller voter (qui, en Italie, ne concerne plus qu’un peu plus de 50 % du corps électoral) me paraît de plus en plus constituer un acte de foi dans le système démocratique, d’où la forte défiance qui se fait jour dans le taux élevé d’abstention. Ceux qui votent s’expriment certainement plus en faveur du modèle démocratique qu’en faveur des idées qui leur sont proposées.
Cette « nostalgie amnésique » du régime mussolinien, ainsi répandue aujourd’hui en Italie, vous semble-t-elle proche ou comparable avec celles qui existent en Espagne pour Franco, au Portugal pour Salazar, en Hongrie pour Horthy ? Voire, en France, pour Pétain, même si le personnage de de Gaulle a sans doute modifié cette attirance pour un homme fort, du fait des longues fonctions qu’il a occupées après-guerre ?
En effet, on constate une redécouverte générale de ce passé dans de nombreux pays européens (et au-delà) et une remise en discussion d’un tel passé. En Espagne, notamment, on a vu le déplacement du corps de Franco de la Valle de los Caídos [immense monument proche de Madrid créé par le régime franquiste et dédié à « tous » les morts de la guerre civile espagnole, construit surtout au prix de la vie de milliers prisonniers politiques du régime – NDLR]. Depuis sa mort en 1975, Franco a reposé dans ce mausolée qui raconte la guerre civile et il est caractéristique que le transfert de sa sépulture entraîne des fractures dans la vie politique espagnole. Un peu de la même façon que la tombe de Mussolini dans son village natal de Predappio (Émilie-Romagne) en suscite elle aussi… Comme c’est aussi le cas ailleurs en Europe, d’une façon assez générale, il y a nombre de tentatives de « redécouverte » nostalgique tendant à affirmer qu’en fait, pendant ces années-là, cela aurait été mieux qu’aujourd’hui. On pourrait aussi citer l’Allemagne où, alors que l’effort de mémoire sur les crimes de cette époque a été poussé bien plus loin qu’ailleurs (à juste titre), on a vu cette manifestation d’extrême droite tenter d’envahir le bâtiment du Bundestag (l’ancien Reichstag, incendié par les nazis au lendemain de l’arrivée au pouvoir de Hitler), en brandissant les anciens drapeaux de l’Empire allemand… De même, la nostalgie affirmée pour le puissant Empire britannique consécutive au vote pour le Brexit. Tous ces exemples montrent l’existence d’une vision nostalgique de mondes qui n’existent plus mais qui est utilisée politiquement, de manière brutale et faussée. Ce thème d’une réécriture nostalgique de ce type de passé, dans chacun des pays européens, est un phénomène répandu dans quasiment partout sur le Vieux Continent. Je ne vois pas de nation qui ne soit concernée par ces volontés de réécritures de cette tranche si particulière de son passé…
Comment les historiens peuvent-ils agir, résister à cette entreprise mémorielle dévoyée ? Comment l’histoire, en tant que discipline, peut-elle faire face à cela ?
La discipline historique devrait, justement, parvenir à résister. La profession d’historien a, selon moi, deux grands ennemis : d’un côté, la vitesse de l’information (puisque l’histoire demande du temps, aussi bien pour être étudiée que pour être enseignée et surtout apprise, car c’est une science et a donc une méthode) qui empêche d’expliquer les nuances, avec des demandes immédiates de la part des profanes pour savoir « qui étaient les bons, qui étaient les méchants » ; de l’autre, précisément en raison des tentatives présentes de réécrire le passé, le risque pour les historiens de s’enfermer dans une posture élitiste et de ne plus réussir, paradoxalement, à utiliser l’ensemble des outils des sciences sociales. Ceci risque d’amplifier un fossé d’incommunicabilité entre qui écrit l’histoire et qui a besoin de la connaître et donc de lire les travaux des historiens. Un des plus grands compliments, selon moi, que me font les jeunes concernant ce livre est qu’il se lit rapidement, même si c’est un livre d’histoire ! J’en suis heureux car j’ai voulu faire une sorte de « fact-checking » sur les réalisations et la propagande fascistes. Je pense, après Gramsci, que l’intellectuel doit avoir une utilité, presque pratique en somme.
(1) Y a-t-il de bons dictateurs ? Mussolini, une amnésie historique, traduit de l’italien par Olivier Villepreux, La Librairie Vuibert, 208 pages, 14,90 euros.
(2) Fin juillet 1943, après des défaites militaires, le Grand Conseil fasciste démet soudain Mussolini de sa fonction de président du Conseil. Sur ordre du roi, il est arrêté. Le maréchal Badoglio, ancien chef d’état-major de l’armée, le remplace, se réfugie dans les Pouilles avec la famille royale et signe un armistice en septembre avec les Alliés, débarqués en Sicile. Le gouvernement légal du pays rompt donc avec l’Axe (l’alliance avec Hitler).
Francesco Filippi Spécialiste de l’histoire des mentalités.
Y a-t-il de bons dictateurs ? Mussolini, une amnésie historique Francesco Filippi, traduit de l’italien par Olivier Villepreux, La Librairie Vuibert, 208 pages, 14,90 euros.