Des pistes pour résister au tout-avion

De plus en plus de personnes ont conscience qu’il faut changer de modèle. Des initiatives se fédèrent pour limiter le trafic aérien.

Vanina Delmas  • 30 septembre 2020 abonné·es
Des pistes pour résister au tout-avion
© Nicolas Economou/NurPhoto/AFP

Le 31 mars 2020, l’aéroport d’Orly observait le décollage de son dernier avion avant sa fermeture contrainte en raison de la chute du trafic due à la pandémie de Covid-19. Du jamais-vu. Trois mois plus tard, un avion prenait son envol pour Porto, célébré par un « water salute », cérémonie durant laquelle les pompiers l’arrosent abondamment. Il paraît qu’il faut que « tout change pour que rien ne change », mais comment parler d’après-crise sans en tenir compte ? Selon les prévisions de -l’Association internationale du transport aérien (Iata), le trafic ne reviendra pas au niveau de 2019 avant 2023, mais les discours et les ambitions du secteur reprennent du poil de la bête, un tantinet colorés de vert.

Dans son « Rapport Environnement 2019 », la Direction générale de l’aviation civile note que _« l’évaluation de cette crise doit permettre à l’ensemble du secteur de faire naître un modèle de transport aérien plus fort, plus résilient et aussi plus durable ». Depuis la rentrée, le ministre chargé des Transports, Jean-Baptiste Djebbari – ancien pilote – enchaîne les passages dans les médias pour dénoncer « l’avion bashing » et faire la promotion de l’avion vert, à base d’hydrogène ou d’agrocarburants. À l’opposé des recommandations du Haut Conseil pour le climat (HCC) prodiguées dès le printemps : « Ce n’est pas le moment de soutenir l’aviation coûte que coûte, mais d’ouvrir le débat sur le fait de réduire les déplacements en avion. Des aides aux travailleurs des secteurs très émetteurs peuvent parfois être préférées à une aide sectorielle », prévenait Corinne Le Quéré, présidente du HCC.

Dans la société civile, si Greta Thunberg avait mis un coup de projecteur sur le flygskam (la honte de prendre l’avion) en faisant 32 heures de train pour se rendre au Forum économique et social de Davos, en Suisse, ce sentiment devenu mouvement citoyen en Suède peinait à faire tache d’huile. Pour beaucoup, partir en vacances était encore synonyme de destinations lointaines et donc d’avion. L’immobilisme était quasi général en France, les engagements restaient minimes, comme si ces oiseaux de fer – et la puissance industrielle cachée sous leurs ailes – étaient intouchables. Le confinement et la pandémie ont changé la donne. Les mentalités ont évolué et des passerelles se sont édifiées naturellement entre les différentes problématiques de notre époque : pandémie, dérèglement climatique, mondialisation, tourisme de masse, crise sociale…

La méconnaissance de l’impact climatique du trafic aérien s’étiole peu à peu. « Il y a deux ans, la thématique avion était très peu présente dans le débat public, et même certaines ONG ne l’abordaient pas encore frontalement. Les écolos se focalisaient plutôt sur l’alimentation ou l’énergie », glisse Éloïse Briodin, cofondatrice de la plateforme Notre Choix, lancée juste avant le confinement. En décembre 2019, quatre jeunes de 25 à 30 ans lancent un pari : arrêter de prendre l’avion pendant un an en France, en Europe, puis dans le monde. Ils lancent alors la campagne Notre Choix, qui recueille environ 3 000 signatures. L’idée était d’abord de sensibiliser les citoyens aux impacts climatiques et environnementaux du transport aérien, puis de peser au niveau politique avec l’aide d’associations plus -expérimentées. Et c’est vrai que, ces derniers mois, des ONG comme Greenpeace France ou le Réseau action climat ont concentré leurs efforts sur le décryptage du plan de relance et du projet de loi de finances pour 2021, alertant sur l’absence de conditions environnementales pour toucher les milliards d’euros du gouvernement. _« J’ai l’impression que le secteur aérien a globalement bougé, mais pas dans le sens qu’on souhaiterait, c’est-à-dire vers une décroissance douce, avec des objectifs à cinq ou dix ans, avec une transition des emplois et une prise en compte des alternatives comme le ferroviaire », précise Éloïse Briodin, s’appuyant notamment sur le travail du think tank The Shift Project (1).

Mesures radicales

La Convention citoyenne pour le climat est un parfait exemple des étapes de réflexion nécessaires pour parvenir à la conclusion que se passer d’avion à titre individuel et réduire le nombre de vols à l’échelle des compagnies aériennes sont les seules solutions viables.

« Le débat sur l’aérien n’est pas venu en premier car nous pensions d’abord au transport routier, se souvient Matthias, qui était dans le groupe de travail Se déplacer. On a rapidement demandé des chiffres complémentaires concernant l’aérien, car nous n’avions que les fameux 2 % d’émissions de CO2. On a vite réalisé que ce secteur était très préoccupant et qu’on ne pourrait pas respecter notre mandat si on ne s’y attaquait pas. » Ils ont opté pour des mesures assez radicales (renforcement de l’écocontribution kilométrique, interdiction des constructions de nouveaux aéroports, fin des vols présentant une alternative de moins de 4 heures…). Mais les obstacles se sont accumulés : d’abord, les experts qui retoquaient leurs idées, puis leurs collègues des autres groupes, choqués par cette impression qu’il s’agissait d’effacer l’avion des logiciels de pensée, notamment les citoyens venus des outre-mer. Sans compter le tollé médiatique autour de l’écotaxe, la réaction du gouvernement, réduisant la durée des trajets alternatifs à 2 h 30 et non 4 heures dans le cadre du sauvetage d’Air France, et le fiasco de la réunion de concertation à laquelle une vingtaine d’acteurs économiques du secteur étaient présents, contre cinq pour la société civile.

Cette impression de rejouer David contre Goliath, Françoise Brochot la connaît bien. Ainsi que la nécessité de ne pas lâcher. Présidente de l’Association de défense du Val-d’Oise contre les nuisances aériennes (Advocnar), elle a observé la colère des riverains grandir depuis la construction de l’aéroport de Roissy en 1974, puis évoluer en fonction de l’époque pour se muer en mobilisation citoyenne plus globale. _« En 1986, les revendications portaient sur le bruit, puis des médecins de l’association nous ont informés des problèmes de santé publique engendrés notamment par les vols nocturnes. Au début des années 2000, les problèmes de -pollution de l’air sont devenus plus prégnants, et le volet urgence climatique est arrivé il y a une dizaine d’années. »

Depuis fin 2019, l’Advocnar s’est alliée au collectif Non au T4, pour se battre contre la volonté d’ADP (ex-Aéroports de Paris) de construire un nouveau terminal pouvant accueillir 40 millions de passagers, autant qu’à Orly, et qui émettrait 15 millions de tonnes de CO2, selon le collectif. Choquée que le gouvernement demande aux citoyens des écogestes, alors qu’il autorise des projets non compatibles avec les objectifs climatiques, Audrey Boehly, porte-parole du collectif Non au T4, s’est engagée dans cette lutte : _« Nous sommes unis pour préserver un territoire déjà très urbanisé, sacrifié notamment par le secteur aérien, et sur lequel on veut faire entrer au chausse-pied un nouveau projet dont la population ne veut pas, et sans penser le territoire dans sa globalité. Ces projets ne sont pas que des problématiques locales, car ils sont liés à la politique globale de transports que l’on dénonce ! »

Des alliances se consolident, à l’image du réseau international Stay grounded – Rester sur terre pour la version française –, qui fédère les initiatives d’associations et de collectifs du monde entier, partageant leurs expériences de lutte mais aussi leurs informations pour déconstruire méthodiquement les techniques de communication du secteur aérien.

Laurence Boubet baignait dans le milieu de l’aéronautique il y a quarante ans et avait même rédigé un mémoire sur les transports aériens dans l’ouest de la France. Entre-temps, elle a changé de voie et n’a pas pris conscience de la dérive du secteur, à part quand ses enfants s’envolaient à l’autre bout du monde le temps d’un week-end, pour quelques dizaines d’euros. « Dans les années 1980, la question du dérèglement climatique était peu présente et la déréglementation du secteur aérien n’était pas encore actée. En vingt ans, c’est devenu une sorte d’hydre avec un impact climatique considérable. Si on ne fait rien, le secteur aérien bouffera tout le petit budget carbone qui restera en France en 2050 ! Et pourquoi les plus riches d’entre nous auraient le droit de continuer à détraquer la planète sous prétexte que le secteur aérien est le fleuron technologique du pays ? »

Pour le groupe de travail sur l’aérien d’Attac France, il faut un plan global de reconversion écologique et social de l’ensemble du secteur. Or, pour le moment, la position de l’État se résume à en défendre les intérêts économiques. _« Les salarié·es doivent aussi adopter une position plus proactive, se réunir en assemblées générales, trouver des temps syndicaux pour réfléchir et proposer des pistes pour que la filière ne soit pas sinistrée et qu’elle réduise son empreinte carbone. »

Pas de solution miracle

Car il ne faut pas nier que l’un des écueils de ces mobilisations citoyennes reste les conséquences sociales de cette crise de l’aérien. Que faire, à part de beaux discours sur la reconversion professionnelle ? Connue comme la capitale de l’aéronautique et du spatial, Toulouse ne pouvait échapper au séisme provoqué par cette crise sanitaire. Mais, parallèlement, un faisceau d’initiatives a fait émerger une dynamique pouvant déstabiliser un mastodonte industriel considéré comme indéboulonnable. En mai dernier, 700 étudiant·es de l’aéronautique ont donné le la en signant une tribune remarquée dans _Le Monde pour défendre la réduction du trafic aérien, les reconversions industrielles et mettre en garde contre les -progrès -technologiques comme solution miracle aux émissions de gaz à effet de serre.

De façon plus confidentielle, la coordination CGT de l’aéronautique avait lancé une enquête auprès des salarié·es et des personnes s’intéressant au sujet pour sonder leur vision de l’avenir du secteur. Plus de 1 130 personnes ont répondu, et l’une des revendications essentielles est l’envie d’être davantage impliqué·e dans les réflexions d’après-crise sanitaire, pour trouver des solutions conciliant progrès social et environnemental. Dans le même temps, l’Atelier d’écologie politique de Toulouse (Atecopol) adressait une lettre à ces mêmes salarié·es pour partager leurs inquiétudes et leur proposait de « discuter d’un avenir qui ne peut pas être un simple prolongement d’hier et de refonder ensemble la recherche scientifique comme l’industrie aéronautique ». Chiche ! Des salarié·es souvent tiraillé·es entre la peur de perdre leur emploi et leur conscience écologique ont répondu, discuté et formé le collectif Icare.

Toutes ces initiatives balbutiantes se sont réunies au sein du collectif Pensons l’aéronautique pour demain (2), fondé sur trois piliers : entamer la décroissance du trafic aérien, afin d’atteindre les objectifs fixés par le protocole de Kyoto et l’accord de Paris ; sortir le territoire toulousain de sa dépendance à une mono-industrie devenue fébrile ; préserver et défendre les emplois des bassins d’activité régionaux. Une énergie collective qui devrait donner naissance à un forum puis à des ateliers thématiques à l’automne pour dessiner l’avenir de leurs métiers, de leur passion, sans attendre les décisions patronales et gouvernementales.

(1) « Crise(s), climat : préparer l’avenir de l’aviation », The Shift Project, mai 2020.

(2) CGT Coordination aéronautique, Étudiants pour une aéronautique soutenable, Collectif des riverains CCNAAT, Atecopol, Attac, UPT, AMD, Manifeste pour l’industrie, Fondation Copernic, collectif de salariés Icare.

Écologie
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