Fiston Mwanza Mujila : Le Congo de mal en piste

Dans le deuxième roman de Fiston Mwanza Mujila, La Danse du Vilain, enfants et adultes se livrent à un singulier ballet de survie. Dans la violence mais aussi dans la joie.

Anaïs Heluin  • 30 septembre 2020 abonné·es
Fiston Mwanza Mujila : Le Congo de mal en piste
© Jürgen Fuchs

Avec Tram 83 (2014), Fiston Mwanza Mujila faisait une entrée retentissante dans l’écriture romanesque. Situé dans le bar d’une « Ville-Pays » fictive mais étrangement ressemblante au Congo, dont est originaire l’auteur, ce texte offrait une plongée dans un quotidien d’ivresse, de magouilles et de misère dont La Danse du Vilain prend la suite avec panache.

C’est cette fois dans une ville bien réelle, Lubumbashi, que se démène une petite foule de paumés. Le Congo s’appelle encore alors Zaïre, car «c’est le nom qui correspond le mieux au vécu des personnages et à l’atmosphère de ce texte», explique l’auteur dans une note finale. Nous sommes à la veille de la chute du dictateur Mobutu, comprend-on à travers les nombreuses voix qui se partagent la narration sans qu’on sache toujours dire où finit l’une et où commence l’autre. Comme si malgré leurs différences, et surtout derrière leurs différends, elles ne formaient qu’un seul cri. Ou une unique musique qui fait danser pour ne pas pleurer.

La Danse du Vilain est aussi rythmé que Tram 83. Polyphonique, hybride, sa structure évoque le jazz, source d’inspiration revendiquée par l’auteur. «Ces pages ont été écrites souvent la nuit, bercées par le jazz sud-africain – Dudu Pukwana, Mongezi Feza, Johnny Dyani, Pinise Saul, Chris McGregor, Masekela – et la rumba zaïroise – Papa Wemba, Tabu Ley, Camille Feruzi, Wendo Kolosoy… Ce roman est aussi celui de ces musiciens», explique-t-il en effet dans la note déjà citée, qui offre bien des clés de relecture.

Mais il n’est guère besoin de ces références pour se laisser -emporter par la danse éponyme du livre : une invention de l’auteur, sans doute une forme de synthèse personnelle des musiques citées plus tôt. La danse du Vilain est le grand fil conducteur du texte. Quelles que soient leur origine et leur position sociale, tous les personnages la pratiquent au même endroit. Au Mambo de la fête, qui est «un monde à part»« la beauté et la jeunesse ne servaient pas à grand-chose si on n’avait pas un rond dans la poche».

Le bar, la boîte de nuit sont beaucoup plus qu’un décor chez Fiston Mwanza Mujila. Touffu, plein de parenthèses, de cul-de-sac et de métamorphoses inattendues, le langage que déploie l’auteur dans ses romans leur doit beaucoup. Il y est pétri par le mélange de violence et de joie qui se bouscule sur la piste et au comptoir. Ainsi le jeune Sanza, qui fuit la vie familiale pour se retrouver parmi les gamins des rues sur le parvis de la poste, s’exprime-t-il avec le même type d’images, la même oralité que Franz, un écrivain autrichien qui débarque au Zaïre et s’éprend du pays et de ses habitants. Notamment d’une certaine Tshiamuena, ou « la Madone des mines de Cafun-fu », Zaïroise installée en Angola comme bon nombre de ses compatriotes attirés par une fortune en grande partie illusoire.

Ce personnage qui s’invente une identité neuve à la moindre occasion cristallise tous les paradoxes de la région du monde qu’elle occupe. Et au-delà car, au sommet de ses délires, la bizarre prêtresse se rappelle souvent être née au Japon quelques millénaires plus tôt.

À l’image de la danse du Vilain, qui peut durer aussi bien dix minutes que toute une nuit, rien n’avance de manière linéaire dans le roman. Des alliances se créent et se défont le temps d’un jeu de jambes ou d’un subtil déhanché. Au gré de mécanismes politiques qui leur échappent, les nombreux protagonistes connaissent tant de hauts et de bas que leur existence a des airs de montagne russe.

Dans ce ballet plein de contretemps, où la folie est la sœur presque siamoise de la sagesse, l’écriture et les voix qui l’incarnent sont sans cesse bousculées par la vie des trottoirs. Par l’urgence, la colle, les larcins et autres crimes. De même que la figure de Tshiamuena, elles sont habitées par toutes les contradictions de l’époque. Attirées par le baroque ambiant, par la gouaille des rues, elles cherchent à lui ressembler. Elles ne cessent de devoir se justifier face à ce chaos qui les entoure et dont elles se nourrissent. Elles ont un tribut à payer à ce dehors qui les regarde d’un œil à la fois envieux et méfiant.

La littérature, chez Fiston Mwanza Mujila, est d’autant plus forte qu’elle n’est pas placée sur un piédestal : comme les habitants de la rue, elle doit négocier sa survie au jour le jour. Elle n’a d’autre choix que d’exister à fond, loin des sentiers connus.

La Danse du Vilain, Fiston Mwanza Mujila, Métailié, 272 pages, 17 euros.

Littérature
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