« La Mère Lapipe dans son bistrot » : Café corsé
Avec La Mère Lapipe dans son bistrot, Pierrick Bourgault signe un portrait sensible. Un hymne à l’authentique.
dans l’hebdo N° 1618 Acheter ce numéro
Jeannine. Près de quatre-vingts piges au compteur. Un premier enfant à vingt et un ans, grand-mère à quarante. Aujourd’hui arrière-grand-mère. Fonctionnaire un poil, puis marchande de fruits et légumes. Cent métiers, cent misères, sur les marchés en plein air et le toutim des emmerdes. Mais en toute liberté, jusqu’à acquérir cet estaminet sans prétention, en 1985, dans un quartier ouvrier du Mans, baptisé le Café du coin, tout simplement, obscurisé par un plein paquet d’affiches de Johnny Hallyday.
Sur la porte d’entrée, l’auto-collant « Interdit aux cons » donne le ton. À l’intérieur, on trouve des centaines de briquets scotchés au comptoir, une Vierge Marie, un énorme rotin dit « fauteuil d’Emmanuelle », un autocollant Sud rail. Voilà pour le décor planté. S’y croisent gitans, brocanteurs, ferrailleurs, gendarmes et même un ministre (Stéphane Le Foll, en l’occurrence, maire du Mans), discutant le bout de gras à hauteur du zinc.
Ici, dans le baroque et l’hétéroclite, entre le suranné et la désuétude tenace, des relents de nicotine accrochés aux murs, on n’a rien à vendre ni à gagner. Sans doute, pour beaucoup, on vient pour Jeannine. Bistrotière qui n’a pas la langue de bois, sinon « de bois vert », qui rembarre facilement le premier (ou le dernier) venu qui lui coupe la parole par un « ta gueule, je cause ! », déclenchant l’hilarité des habitués du troquet, rangés le long du comptoir. Rebelle incorrigible, pipe au bec, Jeannine, surnommée « la Mère Lapipe », adepte d’un petit vin pétillant, son fameux pet-pet qu’elle déguste dans une tasse, c’est ce qu’on appelle un personnage, avec une voix éraillée, « tendre, précise, concentrée », propice à raconter des histoires « que l’on écoute entre deux quintes de toux », relate Pierrick Bourgault, journaliste et photographe, fidèle féru des troquets (qui avait signé, en 2019, une vaste fresque des cafés, Bistroscope).
Résistant aux pires assauts des pires designers, La Mère Lapipe dans son bistrot, flirtant avec une certaine nostalgie pour le formica, se veut à la fois le tableau d’une adresse authentique, humble et modeste, lieu de convivialité et d’échanges où l’esprit critique est vif, où l’on ne raconte pas ses problèmes « mais ses solutions », et le portrait d’une femme de caractère. Portrait sensible, attachant, qui évite le piège de la caricature, d’une vieille dame pas si indigne que ça.
La Mère Lapipe dans son bistrot, Pierrick Bourgault, HD Ateliers, 132 pages, 14 euros.