Pour une éthique de la non-coopération démocratique
L’association Sciences citoyennes expose les raisons qui l’ont conduite à refuser une audition parlementaire dans le cadre du projet de loi de programmation de la recherche, fortement contesté.
Le monde associatif militant est confronté à un dilemme récurrent : participer sans compter à l’ensemble des manifestations où son message pourra être diffusé, entendu, et, qui sait, modifier l’ordre existant ? Ou bien choisir avec parcimonie, quitte à se priver de tribunes, les occasions qui sont sans risque d’instrumentalisation ou de récupération, et lors desquelles son impact et de véritables alliances lui permettront de changer le cours des choses ?
L’association Sciences citoyennes a pour objectif de favoriser et de prolonger le mouvement actuel de réappropriation citoyenne et démocratique de la science, afin de la mettre au service du bien commun. Ses activités s’inscrivent dans une charte rédigée lors de sa création en 2002.
À notre tour, à la suite d’une invitation à échanger dans le cadre d’une audition par les rapporteurs de la commission Culture de l’Assemblée nationale sur le projet de loi de programmation de la recherche, nous partageons ici nos interrogations sur notre rôle et nos stratégies d’alliance, face à ce qui ressemble fort à une tactique de « democracy-washing ».
Résumé des manœuvres
Acte 1 : Le 1er février 2019, l’ancien Premier ministre Édouard Philippe annonce l’ouverture de groupes de travail pour préparer une loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Comme nous l’avions signalé à l’époque dans une lettre ouverte à la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, le processus ne s’est pas engagé de la meilleure façon qui soit.
Alors que chaque nouveau débat (OGM, 5G…) met en évidence l’impact énorme des technologies sur la vie de chaque citoyenne et de chaque citoyen, la question des orientations scientifiques et politiques que l’État veut faire prendre à son système public de recherche n’est pas traitée. Cette future loi concerne avant tout les modalités « techniques » du pilotage étatique (recherche sur projet, attractivité des carrières, innovation et recherche partenariale) plutôt que les finalités et les garde-fous. Par ailleurs, sa préparation ne semble impliquer que certains « sachants » parlementaires, scientifiques, dirigeants d’organisme de recherche et acteurs industriels, les représentants syndicaux n’étant pas conviés.
Acte 2 : En parallèle de la mobilisation contre le projet de loi sur les retraites, la communauté académique est consultée sur cette LPPR durant l’automne-hiver 2019-2020, sans que les revendications qui sont alors exprimées soient entendues par les rédacteurs du projet. Sciences citoyennes participe à la réflexion collective en organisant un séminaire à l’Assemblée nationale, avec la participation de syndicats, d’associations et de coordinations de chercheurs, en présence de parlementaires, et en sollicitant la rencontre avec un membre du cabinet de la ministre. Nos propositions Pour une recherche avec et pour les citoyens y sont présentées, afin que le débat autour de l’organisation du système de recherche s’élargisse aux questions suivantes :
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Quels sont les acteurs légitimes pour effectuer les choix scientifiques et techniques ?
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Quel est le sens du métier de chercheur au XXIe siècle ?
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Avec quel(s) partenaire(s) préférentiel(s) la recherche doit-elle être menée ?
Nous proposons, notamment, d’organiser des conventions de citoyens afin de débattre démocratiquement des priorités assignées à notre recherche publique et de mettre en place les mécanismes ad hoc pour en suivre l’exécution.
La mobilisation contre le projet de loi recherche culmine quelques jours avant le confinement, avec une forte mobilisation le 5 mars 2020.
Acte 3 : Après l’annonce présidentielle de suspension de tous les projets de loi en cours, alors que le pays se réveille exsangue du confinement et que les établissements de recherche et d’enseignement restent clos, le projet de loi LPPR est diffusé début juin, à quelques jours des vacances scolaires. Il est débattu au Cneser (1) dans des conditions rocambolesques et recueille, avant son adoption en Conseil des ministres le 22 juillet, nombre d’avis défavorables (quasi-unanimité des organisations syndicales, sociétés savantes, CESE [2]). La procédure accélérée est enclenchée sur ce texte, ce qui réduira les temps de discussions parlementaires.
Acte 4 : Des invitations sont lancées durant l’été pour des auditions par les rapporteurs de la commission Culture de l’Assemblée nationale, à tenir entre le 27 août et le 4 septembre. Les auditions se tiennent en visioconférence, ne sont pas retransmises, ne donnent pas lieu à un compte rendu. L’agenda prévoit un examen des articles dans les semaines du 14 et du 21 septembre à l’Assemblée nationale, durant ces mêmes semaines de rentrée où les enseignants-chercheurs devront redoubler d’énergie pour permettre d’accueillir les étudiants nombreux, dans des conditions dégradées.
Peut-on encore parler de démocratie dans ce processus de passage en force ? Doit-on participer à un processus réduisant la consultation à peau de chagrin, dans des temporalités inappropriées, avec un manque de transparence sur les informations dont disposeront, à la suite des auditions, les représentants de la nation, et surtout contre l’avis de la majorité des acteurs concernés (3) ?
Tout comme dans les controverses citées en introduction, l’urgence pour notre association est d’identifier quelle stratégie adopter aujourd’hui pour parvenir aux changements souhaités. Ceux-ci concernent justement l’exercice de la démocratie, pour des sciences ouvertes au service du bien commun. Depuis sa création en 2002, Sciences citoyennes promeut l’appropriation citoyenne et démocratique des sciences. Par ses travaux sur les conventions de citoyens ou la recherche participative par exemple, elle dessine les conditions et méthodologies permettant l’information, l’expression et la prise de décision éclairées sur les questions scientifiques et techniques. Elle propose des dispositifs favorisant la liberté d’expression et limitant les conflits d’intérêts. Dans cette démarche, elle accorde une place centrale à la reconnaissance des différentes formes de savoir, à l’intelligence collective émanant d’un collectif complètement informé (donc capable d’un avis en connaissance de cause), à la transparence des procédures aboutissant à la décision politique.
Dans les conditions de vie désormais explicitement intenables dans lesquelles nous nous trouvons, le temps des compromis et des énergies dissipées ne semble plus le bon. Si des alliances doivent être créées, ce sera avec des acteurs qui ne considèrent pas la démocratie comme un vernis recouvrant l’autoritarisme, qui placent la question de la réorientation de nos sociétés techno-industrielles comme majeure pour l’avenir, qui ne voient pas la recherche scientifique comme une garantie de la « capacité de notre économie à croître », et ce sans considération pour la destruction de notre environnement naturel, social et démocratique.
C’est pourquoi nous avons refusé l’audition proposée par les rapporteurs de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale. C’est pourquoi nous en appelons à la communauté scientifique et au monde associatif militant pour enrichir nos réflexions et nos capacités de contre-propositions sur une loi de programmation de la recherche véritablement digne des enjeux de ce siècle.
(1) Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche, juridiction administrative et comité consultatif placé auprès des ministères chargés de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
(2) Conseil économique, social et environnemental.
(3) Voir la liste des 335 laboratoires mobilisés contre la LPPR en janvier 2020 : https://universiteouverte.org/2020/01/26/liste-des-labos-mobilises/
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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