Tous ces mots qui asphyxient
Dans une virulente charge contre la France d’aujourd’hui, le cinéaste haïtien Raoul Peck explique combien il « étouffe » dans ce pays où il vit depuis plus de cinquante ans.
dans l’hebdo N° 1617 Acheter ce numéro
Comme un haut-le-cœur. L’aveu, surtout, d’une relation désormais interrompue avec la France de la part de ce grand cinéaste haïtien, jadis ministre de la Culture de son pays, président de la Femis à Paris, où il vit depuis plus d’un demi-siècle. Troublé jusqu’à « la nausée » par ce qui se passe aux États-Unis, après l’asphyxie de George Floyd, la gorge écrasée sous le genou d’un policier blanc de Minneapolis, Raoul Peck s’écrie à son tour : « J’étouffe ». Ce matin-là, en se levant, il ne peut se retenir de pleurer : « Quelque chose s’était brisé ; je venais de comprendre que mon histoire avec la France était terminée. » Diantre…
Auteur du remarquable documentaire I am not your Negro sur l’écrivain afro-américain James Baldwin, sorti quelques mois après sa fiction Le Jeune Karl Marx (lire Politis du 27 septembre 2017), Raoul Peck exprime ici « la concentration de colère accumulée tous les jours dans le cœur de ceux “qui ne vous ressemblent pas” ». Celle de ces « enfants “adultérins” » qui, face au racisme endémique et aux inégalités croissantes, ne veulent plus – ne peuvent plus – attendre, qui « ont déjà vu trop de malheurs s’empiler devant eux ». Expliquant ce sentiment d’étouffement, le cinéaste souligne qu’il écrit – « en toute transparence » – « depuis la position d’un homme noir absolument privilégié à tout point de vue dans ce pays ». Non sans ajouter : « Imaginez un seul instant ce que ressentent les autres. »
Mais le propos (rageur) de Raoul Peck ne se limite pas à dénoncer le racisme. Il s’attache surtout à montrer son caractère indissociablement lié aux inégalités sociales, dans ce monde de paradis fiscaux, d’accumulations de plus-values financières et de protections sociales partout « dépouillées ». Dans une France sans cesse dans le « déni » quant à la perte aussi bien de son empire colonial que de la richesse due à la traite négrière.
Puisque, selon lui, « la démocratie, c’est la paix en Europe mais la guerre ailleurs », Raoul Peck n’oublie pas de rappeler qu’en tant que Noir, toute sa vie, il a dû « faire attention à ce [qu’il disait], comment [il] le [disait], à qui [il] le [disait] ». Et d’expliquer comment, « lorsque des “déclarations” incendiaires proviennent directement du sommet de l’État, la blessure n’en est que plus profonde. De ces blessures spécifiquement françaises, j’en porte un sacré paquet depuis le temps. Et je n’en ai oublié aucune » : les « outrages grotesques de toute la famille Le Pen et associés », les « vociférations » de Pasqua, le « silence de Mitterrand », les « odeurs » de Chirac, les « insultes bonhommes » de Sarkozy, les « “sans-dents” d’un Hollande », les « “virevoltes” précieuses d’un Macron »… « Vous imaginez-vous comment cela est interprété par les sous-fifres ? […] Les mots éclatent en mille morceaux létaux lorsqu’ils arrivent sur le terrain »…
J’étouffe Raoul Peck, Denoël, 48 pages, 5 euros.