Trafic aérien : Les idées reçues volent bas
Non, on ne va pas forcément plus vite en avion… Oui, des alternatives simples existent. Non, on ne va pas doper le chômage. Et si si, c’est vraiment polluant…
dans l’hebdo N° 1621 Acheter ce numéro
« L’aviation n’est pas si polluante »
La formule revient inlassablement : « L’aviation civile représente environ 2 % des émissions mondiales de CO2. » Selon l’Atag (Air Transport Action Group), les vols ont produit 915 millions de tonnes de CO2 en 2019 dans le monde. Or, pour rendre compte plus précisément de l’impact climatique de ce secteur, d’autres paramètres doivent être pris en compte, notamment la croissance du trafic aérien et les rejets d’autres gaz réchauffants : les oxydes d’azote (NOx) et l’ozone (O3) – deux gaz à effet de serre –, ainsi que les traînées de condensation et les cirrus (nuages de la haute atmosphère). « L’effet réchauffant des émissions de l’aérien, appelé forçage radiatif, est ainsi deux fois plus fort qu’en prenant en compte seulement le CO2 », explique Aurélien Bigo, doctorant sur la transition énergétique dans les transports à l’École polytechnique. Sans compter les impacts environnementaux dus à l’extraction du carburant, à la fabrication des appareils et à la construction d’aéroports.
Pour affiner ses études, le chercheur a utilisé les chiffres des émissions de CO2 par voyageur au kilomètre, ainsi que les émissions par heure de trajet, et pris en compte la rapidité de l’avion. « Monter à bord d’un avion rendra votre trajet 125 fois plus émetteur en moyenne que de monter dans une voiture ; et plus de 1 500 fois plus émetteur que de monter dans un train », analyse-t-il dans un article de The Conversation (1). Selon le rapport du cabinet B&L Evolution (lire p. 25), le secteur aérien représente 7,3 % de l’empreinte carbone des Français.
« Tout le monde prend l’avion »
L’encombrement des aéroports, la saturation du trafic aérien ou la multiplication des offres low cost pourraient laisser penser que l’utilisation de l’avion comme moyen de transport s’est étendue à toutes les catégories sociales. Selon une enquête menée en 2016 par le ministère de la Transition écologique et la Direction générale de l’aviation civile, 53 % des cadres supérieurs déclaraient avoir pris l’avion au cours de l’année précédente, contre seulement 28 % des employés et 19 % des ouvriers.
Dans l’article intitulé « Boarding Classes. Mesurer la démocratisation du transport aérien en France (1974-2008) », publié dans la revue _Sociologie en 2019, Jeanne Subtil et Yoann Demoli nuancent largement cette idée de « banalisation » du transport aérien. Celle-ci « se comprend essentiellement comme une démocratisation quantitative – autrement dit, une augmentation uniforme des chances d’avoir recours au voyage aérien – accompagnée d’une certaine forme de polarisation – c’est-à-dire une multiplication des voyages plutôt qu’une multiplication des voyageurs », écrivent-ils. Le profil des passagers français a évolué depuis les années 1970 (davantage de femmes et de quinquagénaires), mais la classe moyenne n’est toujours pas la plus représentée parmi les usagers, contrairement aux 10 à 20 % des Français dont les revenus mensuels atteignent au moins 2 500 euros. « Le recours au transport aérien semble traduire l’appartenance à une position privilégiée dans l’espace des styles de vie et participerait de la construction de la stratification sociale », concluent-ils.
« L’avion, impossible de s’en passer »
L’ultimatum « tout ou rien » est une manière d’esquiver un débat sur l’ambition immédiatement accessible : réduire (beaucoup) le recours à l’avion. Hors cas extrêmes, entre l’excessif (Westray- Papa Westray, deux îles écossaises : deux minutes de vol) et le difficilement évitable (une réunion à l’ONU sur un conflit), il existe une gamme d’adaptations acceptables pour y parvenir.
Le cas Greta Thunberg est exemplaire : renoncer à l’avion, et « perdre » du temps en train ou en voilier, n’affecte en rien l’efficacité de sa militance climatique planétaire, bien au contraire. Côté pro, la crise du Covid-19 a massivement promu les téléconférences. Nombre d’entreprises ont déjà pris acte de ce gain de temps et d’argent, et l’on y interroge plus volontiers le réflexe de sauter dans un avion. Et côté privé (75 % des vols, en France), des initiatives fleurissent, notamment depuis la propagation du flygskam et plus encore du coronavirus.
Déjouant les espoirs des compagnies, les vols internationaux ont été massivement boudés en août dernier. La crainte du virus, mais aussi une réflexion montante sur la consommation de voyages. Ceux-ci peuvent être moins fréquents tout en restant lointains : Paris-Pékin en train, c’est possible, démontrent des pionniers (en groupant des congés, par exemple). Dans leur rubrique tourisme, des médias choisissent de privilégier des destinations accessibles sans l’avion. Le mouvement suédois Flygfritt réunit plus de 100 000 citoyens engagés à ne prendre aucun vol pendant un an. Pari : il sera alors plus facile d’envisager une réduction radicale dans la durée.
« Les anti-avion menacent 300 000 emplois »
Les chiffres donnent le tournis : l’aéronautique fait travailler 300 000 personnes en France, voire presque un million en comptant les emplois indirects, soit 3 % des postes nationaux. En Haute-Garonne, 46 % des emplois sont liés de près ou de loin au secteur (2)… Un argument massue contre toute velléité de sortie du transport aérien.
Ce constat mérite toutefois quelques nuances. D’une part, l’industrie n’a pas attendu l’écologie pour enclencher des destructions d’emplois. Le « dumping social » exacerbé par l’ouverture à la concurrence a provoqué une contraction des effectifs, la délocalisation de chaînes d’assemblage a commencé et la croissance continue du secteur s’accompagne déjà en France d’une baisse du nombre d’emplois (3). Une tendance que la crise du coronavirus accentue fortement, avec des entreprises qui anticipent les difficultés, voire profitent de la crise, pour tailler dans leurs effectifs (– 5 000 chez Airbus, – 7 580 chez Air France, – 700 chez Aéroports de Paris). Deuxièmement, la transition peut s’accompagner de créations d’emplois dans le ferroviaire. L’interdiction des vols intérieurs pourrait faire grimper le trafic de la gare de Lyon de 9 %, estime par exemple le cabinet de conseil B&L Évolution. Même tendance pour les trains de nuit si, comme le suggère la Fédération des associations d’usagers des transports (Fnaut), ils étaient massivement réinvestis en remplacement des vols moyen-courriers. Il faut également prévoir, ajoute Attac, un _« plan de reconversion » associant tous les acteurs, avec « maintien des salaires, un droit à la formation… Bref, une sécurité sociale professionnelle ». La réduction du temps de travail est également une piste pour accompagner un atterrissage en douceur du « colosse aux pieds d’argile » que représente le secteur aérien.
« Taxer l’avion serait délétère face à la concurrence internationale »
Le transport aérien bénéficie d’avantages fiscaux généreux. Il n’est pas taxé sur le kérosène – ce qui représente une aide indirecte au secteur de 7,2 milliards d’euros (en comparaison avec la taxation de l’essence) et une ristourne de 12 % du prix des voyages –, il bénéficie d’une TVA à 0 % sur les vols internationaux (10 % pour les vols intérieurs) et les petits aéroports collectionnent chaque année 500 millions d’euros d’aides des collectivités (source : Fnaut).
Corriger ces déséquilibres économiques serait « absolument délétère », tranche le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari, en écartant l’idée d’une taxe de 30 à 400 euros sur les billets d’avion proposée par la Convention citoyenne. L’ancien pilote de compagnies d’aviation d’affaires épouse la cause du lobby de l’aérien, qui agite la menace d’un « effet d’éviction » reportant une partie du trafic international sur d’autres « hubs » que Paris. Pourtant, « au moins sept pays de l’UE ont déjà mis en place une taxe sur le carburant et les billets d’avion, sans pour autant causer de délocalisation des vols ou des emplois », estime le Réseau action climat. Et rien n’empêche d’appliquer ces taxes à plusieurs pays, si certains décident de s’accorder pour revoir les accords bilatéraux signés depuis des décennies. Derrière l’invocation de la concurrence internationale, il y a en réalité une volonté des acteurs de l’aérien de préserver leurs taux de marge et la compétitivité du secteur face aux autres modes de transport. Aucune contradiction, donc, avec les militants écologistes, qui estiment qu’il est temps de renchérir les modes de transport polluants.
« On va plus vite en avion »
Certes, l’affirmation est incontestable sur les longues distances, a fortiori s’il s’agit de traverser un océan, mais aussi pour certaines liaisons transversales en France. Cependant, pour des destinations plus courtes, les calculs révèlent des résultats inattendus.
L’aide publique de 7 milliards d’euros accordée à Air France à la suite de l’effondrement du trafic aérien en raison de la crise du Covid-19 a été assortie de la demande par le gouvernement d’un abandon des lignes intérieures s’il existe une alternative ferroviaire de durée inférieure à 2 h 30. Exit donc les liaisons entre Paris et Bordeaux, Lyon, Nantes, Rennes, ainsi que Lyon-Marseille.
Est-ce un préjudice pour les voyageurs pressés ? Bien au contraire. Il y a deux ans, le site de réservation de billets GoEuro (devenu Omio) a évalué qu’il fallait considérer, en moyenne, trois heures de temps additionnel pour une heure de vol effectif (le minimum pour les liaisons citées), afin de tenir compte des trajets centre-ville-aéroport, des formalités d’embarquement et des contrôles. Plus inattendu, le train bat l’avion sur des liaisons internationales comme Paris-Bruxelles (2 h 39 de gain de temps) ou Paris-Londres (3 h 24) ! GoEuro a même déniché un avantage pour… le bus, plus rapide sur un Paris-Bruxelles (15 minutes en moins) ou un Amsterdam-Düsseldorf (20 minutes en moins). Si l’on considère le temps « utile » – que l’on peut consacrer à travailler, lire, etc. –, il est presque égal à la durée du voyage pour le train, quasiment imbattable jusqu’au proche international.
(1) « Impact du transport aérien sur le climat : pourquoi il faut refaire les calculs », The Conversation, mai 2019.
(2) « Vers une crise économique majeure dans Toulouse et sa région. Toulouse, le syndrome Détroit ? », P. Gassiot, P. Bonneau, G. Daré, J.-P. Crémoux, fondation-copernic.org, 29 avril 2020.
(3) – 4 % entre 2008 et 2012, selon l’Observatoire des métiers de l’aérien.