Biélorussie : « C’est une révolution menée par des gens ordinaires »
Alors que la population semblait soumise à la dictature de Loukachenko, la mobilisation biélorusse se révèle largement partagée et résiliente face à la répression, constate la sociologue Ioulia Shukan.
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Maîtresse de conférences en études slaves (université Paris Nanterre) et chercheuse (Institut des sciences sociales du politique), Ioulia Shukan n’a pas choisi la voie facile en orientant ses premiers travaux sur les acteurs politiques en Ukraine et en Biélorussie, alors captifs du modèle post-soviétique. Depuis la « révolution orange » et Maïdan, elle est devenue l’une des meilleurs spécialistes de l’action collective en Ukraine. Sa dernière étude sur la Biélorussie traite du monde rural face au socialisme de marché (2016). Depuis août dernier, elle a pu se rendre à deux reprises dans le pays pour analyser les ressorts de la mobilisation populaire.
L’intense mobilisation de la rue a surpris la plupart des observateurs, qui jugeaient la population biélorusse résignée sous la poigne de fer de Loukachenko. Comment l’expliquer ?
Ioulia Shukan : Le sentiment perçu d’une apathie de la population tient d’abord à la grande difficulté rencontrée par la recherche en sciences sociales pour travailler dans ce pays, petit à petit délaissé par les études. Les portes se fermaient, tout était -verrouillé par Loukachenko, notamment quand il s’agissait d’analyser les domaines touchant au pouvoir – rôle de l’État, des élites, de l’administration… Depuis le début des années 2010, il n’existait plus d’instituts de sondage indépendants. Nous ne possédions donc que peu d’éléments précis sur l’état de la société et de l’opinion.
Cependant, il est exagéré d’en déduire que la société se serait figée. Cela n’a peut-être pas marqué les esprits hors de la Biélorussie, mais les gens sont descendus en nombre dans la rue, début 2017, pour protester contre un décret présidentiel imposant une taxe aux « parasites sociaux », c’est-à-dire toute personne travaillant moins de six mois par an. Cette mobilisation est significative, car elle prenait la mesure du mythe de l’État social vanté par Loukachenko. De même, fin 2019, des jeunes ont manifesté alors que le Président négociait avec Poutine des restrictions à l’indépendance du pays, profilant la menace d’une absorption par la Russie. On s’est mobilisé aussi pour défendre l’environnement et le cadre de vie, dans la capitale, Minsk, mais aussi dans les régions.
La réélection de Loukachenko, en 2010, a également été marquée par des manifestations, réprimées brutalement…
Oui, mais il n’y a pas eu de morts, contrairement à 2020. Et le contexte du scrutin est bien différent cette année. La gestion catastrophique de la pandémie de Covid-19 a été déterminante. Alors que l’État, défaillant, n’a pu fournir que des lits, de nombreux citoyens se sont mobilisés pour protéger le corps médical et organiser l’approvisionnement en matériel. Des cagnottes en ligne ont été lancées, des sociétés privées ont fait jouer leurs contacts avec des fournisseurs chinois.
Cette capacité d’auto-organisation et de mobilisation de la société en dehors des cadres imposés par l’État a aussi favorisé la critique citoyenne du pouvoir. La campagne électorale et sa gestion par les autorités ont contribué à renouveler l’opposition politique, avec des profils atypiques issus de milieux tels que la finance ou la diplomatie. Jusqu’alors, le jeu électoral avait toujours été fermé et opaque, Loukachenko affrontant des candidatures traditionnelles, hésitant entre boycott et participation. C’est ce public nouveau qui a défié un Président ayant manœuvré pour mettre à bas ses adversaires puis truqué le scrutin. Depuis son arrivée au pouvoir en 1994, le pays n’avait pas connu de mobilisation populaire aussi importante.
La capitale, siège des grandes manifestations du dimanche, concentre-t-elle le mouvement ?
Non, et c’est une autre nouveauté. La contestation a pris une dimension régionale inconnue auparavant, très significative dans des centres plutôt acquis à Loukachenko, alors que le cœur de l’opposition est réputé se trouver à Minsk. Des manifestations se tiennent en semaine dans les nouveaux quartiers urbains périphériques et, tant en ville qu’à la campagne, des citoyens jusque-là à l’écart de la politique ont voté pour la première fois, motivés par l’espoir d’un changement.
C’est une génération de gens ordinaires qui se mobilise, dont le noyau dur est jeune, entre 25 et 40 ans. Il y a beaucoup de femmes, de personnes de la culture et des arts, de travailleurs indépendants dans le commerce ou les technologies de l’information et de la communication, secteur qui s’est particulièrement développé ces dernières années.
La répression ne semble pas éroder le mouvement. Qu’est-ce qui explique son ampleur ?
La dimension de la fraude et les entraves à l’encontre des adversaires politiques, tout d’abord. De nombreuses personnes se sont impliquées dans la supervision du scrutin et se sont révoltées quand les résultats officiels ont attribué près de 81 % à Loukachenko. Le sentiment d’injustice est considérable, au point que la répression croissante, les exactions policières, les détentions arbitraires, les coupures d’Internet, etc. n’ont fait qu’alimenter la détermination à agir. Et puis il y a l’usure du pouvoir, après vingt-six années de présidence de Loukachenko.
Les gens ne manifestent ni lassitude, ni déception, ni radicalisation. Ils réagissent au durcissement de la répression en diversifiant leurs actions. Des sites gouvernementaux sont hackés, on révèle l’identité des policiers brutaux qui agissent anonymement, on se réunit dans des cours d’immeuble pour discuter de politique. L’impressionnante capacité d’auto-organisation bénévole qui s’était manifestée avec le Covid-19 s’est déployée en solidarité avec les familles de victimes ou de personnes détenues, en particulier lors des féroces exactions qui ont suivi le scrutin du 9 août.
Cette révolution populaire est parfois rapprochée de celle qui a chassé Ianoukovytch du pouvoir en Ukraine…
Comparaison trompeuse, car le contexte biélorusse est bien plus ardu. À Kiev, le pouvoir était faible, il avait rapidement perdu le contrôle de la moitié ouest du pays. Dans la première semaine suivant le scrutin biélorusse, on a pu croire à un scénario similaire dans la région de Hrodno, frontalière avec la Pologne et la Lituanie, qui soutiennent le mouvement. Mais le gouvernement, extrêmement centralisé, contrôle tous les exécutifs locaux et a rapidement repris la main. Un autre facteur différencie ces deux révolutions : en Biélorussie, elle est dénuée de marqueurs idéologiques, notamment géopolitiques, ce qui explique aussi sa résilience. Les gens sont portés par la volonté de changement, contre Loukachenko, et pas en faveur de la Russie ou de l’Union européenne.