Changer l’hôpital
La pandémie de Covid-19 a ébranlé la confiance des soignants dans le modèle public de gouvernance. Plusieurs d’entre eux se sont réunis en atelier pour repenser le principe du collectif de soins.
dans l’hebdo N° 1623 Acheter ce numéro
Devant l’estrade d’une petite salle de spectacle, l’assemblée écoute silencieusement. Soignant·es, chercheur·euses et usager·ères se sont réuni·es à Montreuil (Seine-Saint-Denis), ce 10 octobre, dans un « atelier pour la refondation du service public hospitalier ». À chaque prise de parole, les lieux ou le service de soins changent, mais les témoignages se ressemblent : manque de moyens matériels, personnel éreinté et direction dépassée. Et toujours la débrouille, venue des soignant·es mêmes.
« L’idée de créer cet atelier est venue des retours que nous avions des soignants après la première vague de Covid, explique Fabien Paris, membre du Collectif inter-urgences. Nous voulions mettre cela en commun et, à terme, essayer de repenser le principe du collectif de soins. » À cette démarche s’associent le Collectif inter-hôpitaux, le Printemps de la psychiatrie, les Économistes atterrés et les Ateliers travail et démocratie.
Après un premier tour de parole, l’assistance se divise en deux groupes d’échanges. La moitié des participants reste sur place, l’autre rejoint une cantine adjacente pour débattre. Durant l’interlude, les causeries se lancent. Plusieurs personnes ont fait un long trajet, voulant rendre compte de la situation vécue à Lyon, à Marseille ou à Grenoble. « La crise du Covid a exposé au grand jour tous les dysfonctionnements de la santé publique, commence l’économiste atterré Benjamin Coriat. Si, malgré tout, le système continue de tourner, c’est grâce à des initiatives cachées venant du terrain. C’est cela que nous voulons faire remonter. »
Prime Covid : l’État cafouille
L’annonce se voulait forte. Pour le personnel soignant ayant fait face à la première vague du Covid, l’État reconnaissant s’engageait à verser une prime exceptionnelle. Mais, très vite, on tempère le discours. Si la somme du bonus peut monter jusqu’à 1 500 euros, elle est conditionnée par des critères géographiques et administratifs. Il y a quelques semaines au CHU de Bordeaux, des membres du personnel paramédical ont ainsi eu la surprise de recevoir un avis réclamant le remboursement d’une partie de leur prime. « Cela a fait un tollé, raconte Franck Ollivier, du syndicat SUD Santé Sociaux de Bordeaux. Finalement, la direction a fait marche arrière. » À Vertheuil, dans un établissement de santé scindé en deux services, les primes se font attendre : les équipes du foyer pour adultes handicapés ont reçu leur prime dans les temps, tandis que pour le personnel de l’Ephad, rien à l’horizon. « Comme nous sommes financés par le conseil départemental, nous n’avons pas droit aux mêmes aides, explique Stéphanie Birot, de la CGT Santé. Alors que nous travaillons côte à côte, c’est absurde. » Finalement, le conseil départemental a voté le 5 octobre une prime de 1 000 euros. Le 12 octobre, Mediapart révélait qu’après avoir consulté ses membres (60 000 réponses), l’Ordre national infirmier déplorait que plus d’un tiers travaille en effectifs réduits, et 57 % se déclarent en situation d’« épuisement professionnel ».
Lorsqu’elle est audible, la parole publique laisse Matthieu Le Mélédo perplexe. En mars dernier, le jeune médecin, membre du Collectif inter-urgences, était affecté au service « réa » de l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris. « En quinze jours à peine, les urgences de Paris étaient saturées, les services complètement exsangues. Aujourd’hui, alors que la situation est moins explosive, le ton martial qu’adopte le gouvernement nous dessert. » À l’angoisse du personnel soignant s’ajouteraient les paroles floues du gouvernement. « Dans la foulée d’un discours annonçant un retour en hausse des contaminations, on m’a appelé en urgence pour me demander d’être prêt à rejoindre un service Covid en quatre jours. Quand je me présente, on me fait comprendre qu’il y a eu un effet d’emballement et que ma présence n’est plus nécessaire. »
Largement discrédités, les organes de direction semblent faire l’unanimité contre eux. Des critiques montent dans les rangs des participants : les directions sont jugées « hors-sol », enfermées dans une logique gestionnaire. Fabien Paris renchérit : « On ne veut plus du mandarin hospitalier, qui décide seul et attend simplement des autres qu’ils exécutent ses ordres. » En tant qu’infirmier au centre hospitalier de Saint-Nazaire, il a vu cette méthode managériale à l’œuvre : « Dans mon service, les paramédicaux n’ont pas été associés aux réunions de crise sur le Covid. Puis on nous a subitement annoncé que des masques devant être changés toutes les quatre heures pouvaient finalement tenir six heures. Sans rien expliquer, on nous a fait progressivement revenir sur des années de procédures d’urgences hospitalières. »
En tant que chef du service de réanimation pédiatrique de l’hôpital Robert-Debré, à Paris, Stéphane Dauger s’estime, lui aussi, victime de l’arbitraire de sa hiérarchie. « Au sein du service, nous avions pris en commun la décision d’ouvrir un deuxième service de réanimation pour les patients souffrant du Covid. Nous ouvrons l’unité à la fin mars, en tenant des comités de crise réguliers. C’était un fonctionnement très démocratique. » La direction ne participe pas à la décision, mais laisse faire. Durant la dernière semaine d’avril, elle opère un revirement et annonce la fermeture de la deuxième unité de réanimation. « La décision qui a été prise de tout arrêter est tombée du ciel, sans explication. C’est insupportable, parce que nos efforts portaient leurs fruits. C’est ce type d’exemple qui me fait penser que l’administration de la santé publique doit être gérée par des médecins. »
Lorsque les ateliers s’arrêtent, les conversations se poursuivent dans les couloirs. Au-delà de l’effet cathartique, elles ouvrent de nouvelles perspectives pour Eugénie Baqué : « C’est très intéressant de voir comment d’autres arrivent encore à donner du sens à leur travail. Que ce soit dans le cadre de l’institution, en faisant évoluer leur pratique, ou même en dehors. » Interne en psychiatrie depuis trois ans au centre hospitalier Sainte-Anne, elle a vécu en janvier 2019 l’entrée de son établissement dans un ensemble plus vaste, le groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie. « L’idée, c’est que, en créant une grande structure hospitalière, on rationalise les coûts. Mais, selon moi, cela induit une uniformisation des pratiques, ce qui est complètement contre-productif. La richesse de la psychiatrie, c’est justement qu’il n’y a pas d’approche prototypée pour aider les patients. » Au-dessus des chef·fes de service, opèrent désormais des chef·fes de pôle, qui exercent leur influence de manière indirecte. « Ils sont décisionnaires dans l’attribution des moyens alloués à un service et dans la répartition des effectifs. Et, en concertation avec l’ARS, ils choisissent les projets d’établissement que nous adoptons. Ce sont ces projets qui conditionnent une partie du financement de l’hôpital et certaines embauches, pour remplir un objectif fixe. »
Au terme de la journée, les échanges ne définissent pas ce que doit être la gouvernance dans la santé publique. Mais les témoignages s’accumulent pour montrer que les entraves de l’administration peuvent être dépassées_. « Je souhaite que ce type d’atelier se popularise et qu’on décloisonne le débat,_ conclut Eugénie_. Mais je n’attends pas que la solution vienne du gouvernement. »_ Ce sera le rôle des « ateliers de refondation », dont le prochain devrait se tenir le 16 janvier 2021.