« City Hall », de Frederick Wiseman : Boston, ville ouverte
Avec City Hall, le documentariste Frederick Wiseman filme la politique de la municipalité démocrate de la capitale du Massachusetts et signe une œuvre passionnante sur les États-Unis dans ce qu’ils ont de meilleur.
dans l’hebdo N° 1624 Acheter ce numéro
Dans Monrovia, Indiana, le précédent film de Frederick Wiseman, il n’était pas question de politique et pourtant celle-ci suintait de toutes les images. Nous étions plongés dans l’Amérique rurale du Midwest, blanche et catholique, sûre de ses certitudes traditionnalistes, dont le spectacle de la vie quotidienne virait peu à peu à une chronique de l’horreur ordinaire. Là, on avait voté Trump à 76 %.
City Hall est son exact opposé. Frederick Wiseman a posé sa caméra dans l’une des villes les plus importantes de la côte est des États-Unis : Boston (674 000 habitants, plus de 4,5 millions dans l’agglomération), capitale du Massachusetts, où il s’est plus particulièrement penché sur la manière dont elle est gouvernée par sa municipalité démocrate. Le cinéaste montre ainsi la politique telle qu’elle se pratique dans cette ville – qui se trouve être aussi sa ville natale. Non pas dans son aspect le plus spectaculaire, en suivant une campagne électorale (traitement devenu un genre en soi et se réduisant trop souvent à l’anecdotique), mais en se focalisant sur le rapport entre les citoyens et les élus, en particulier le premier d’entre eux, le maire, Marty Walsh. Autrement dit, sur les rouages de la démocratie à la façon des États-Unis, dans ce que ce pays peut offrir de mieux. Car nous ne sommes pas là seulement dans l’Amérique anti-Trump, mais dans son envers, l’envers d’un cauchemar : une Amérique rêvée et pourtant bien réelle. « La vie est belle », promettait un autre cinéaste états-unien, franchement idéaliste, Frank Capra.
Cette Amérique-là, c’est celle que Frederick Wiseman, l’un des plus grands documentaristes de notre temps, sait filmer à merveille. Que ce soit, pour ce qui concerne ses œuvres récentes, At Berkeley, sur la prestigieuse université publique, ou In Jackson Heights, sur un quartier du Queens à New York. On le constate encore ici. C’est l’Amérique du débat, de l’écoute, de l’élaboration en commun, de l’empathie et des liens de solidarité.
Ces mots pourraient résumer l’engagement de Marty Walsh et de son équipe. Le film est avant tout constitué d’une suite de réunions ou de manifestations publiques : consultation des habitants d’un quartier sur un nouveau projet ou sur son suivi, -présentation de politiques globales ou de mesures ciblées auprès des cadres municipaux ou d’influenceurs (budget de la ville, urbanisation anti-réchauffement climatique, accueil des jeunes sans abri, etc.), délibérations en vue de prendre les décisions les plus adaptées, interventions du maire auprès de telle ou telle communauté… Le tout entrecoupé de plans d’extérieurs, sur les habitations ou sur le port, montrant aussi les divers services en action : le ramassage des poubelles, l’élagage des arbres, la réalisation du marquage au sol des rues…
Comme d’habitude, Wiseman accorde la durée qu’il juge nécessaire à chacune de ces séquences, permettant ainsi à la parole de se charger en sens et en densité. Le temps ne s’étire pas, il s’intensifie au contraire, et c’est presque étonné que le spectateur, de plus en plus bostonien lui-même, s’aperçoit au terme du film que celui-ci a duré 4 h 30. On pénètre loin dans les arcanes de la gouvernance, qui se met au service des populations les plus fragiles.
« Notre mission première est d’aider les gens en difficulté », entend-on très tôt dans la bouche de Marty Walsh. La politique de Boston est en effet avant tout sociale : à destination des handicapés, des jeunes LGBTQ, de ceux qui cherchent un logement, des chômeurs, des usagers de drogue, des femmes racisées et plus généralement envers les minorités, qui sont ici globalement les plus nombreuses. « 55% des Bostoniens sont des Non-Blancs. La ville est majoritairement de couleur et une ville d’immigrés », dit un des cadres de la municipalité. Où l’on a bien compris que pauvreté et délinquance, qui n’épargnent pas Boston, ont partie liée. Fait marquant : des représentants de la police figurent dans la plupart des commissions sociales, apportant leurs compétences pour prévenir plutôt que réprimer.
C’est sur ce socle de solidarités que le maire cherche aussi à créer une identité partagée à partir du patchwork de communautés de toutes sortes qui composent Boston. Marty Walsh leur rend visite à toutes, participant à leurs grands événements traditionnels. Il loue la fierté que ressentent ces personnes pour leurs origines ou pour ce qu’elles sont, mais ne manque jamais de faire le lien avec les autres. De ce point de vue, la plus belle séquence est celle où le maire assiste aux récits d’anciens combattants qui expulsent ainsi leurs démons intérieurs, puis prend la parole pour faire une analogie avec ceux qu’il connaît bien pour avoir été des leurs : les alcooliques, qui eux aussi ont besoin de parler.
N’hésitant pas à convoquer sa propre biographie et son ascendance irlandaise, Marty Walsh, très présent à l’écran, a le charisme d’un homme du peuple qui s’est enrichi de l’écoute de ses semblables pour la traduire en un mode de pensée et d’action – on est loin de l’édile narcissique et peu novateur qui s’interroge sur lui-même et sa fonction, comme le fait le héros d’Alice et le maire, de Nicolas Pariser.
Reste, aux yeux de Marty Walsh, un écueil : comment raconter ce que fait la ville de Boston. C’est le fameux story-telling, qui ne serait pas ici une opération de communication fondée sur du vide, mais un récit qui pourrait servir d’exemple, inspirer ailleurs. City Hall n’a pas cette vocation, qui laisse voir aussi certaines limites de l’action municipale. Mais on ne cachera pas que ce film-là fait beaucoup de bien, rendant honneur à une certaine idée de l’humanité et du cinéma.
City Hall, Frederick Wiseman, 4 h 32.
(1) Lire Politis du 24 avril 2019.