Crise : priorité aux rentiers ?
Passé les aides d’urgence, les PME se retrouvent en grande difficulté. Banques assurances et propriétaires auraient-ils pu endosser davantage de pertes pour les aider ? Pas si simple.
dans l’hebdo N° 1623 Acheter ce numéro
Anthony Gratacos est amer. À l’heure de licencier ses derniers salariés, ce patron de PME actif dans le secteur aérien voit ses échéances revenir comme si de rien n’était. Crédits bancaires, mensualités d’assurance, loyers… Les charges précipitent sa petite entreprise vers la faillite, comme les milliers d’« entreprises zombies » promises au même sort dès que les aides publiques se retireront. Il ira au tribunal de commerce avec le sentiment d’injustice d’avoir été le seul à trinquer. « Le gouvernement a fait le choix de protéger la rente », tempête le petit patron, qui est aussi un responsable politique (1).
Banquiers, assureurs, propriétaires fonciers devraient-ils assumer une part des pertes enregistrées à la suite des fermetures administratives ? L’ont-ils fait ? « Rien, peste Anthony Gratacos. En dehors de l’Urssaf et des impôts, il n’y a eu d’annulation nulle part. Nous avons obtenu des reports de mai à septembre, mais les sommes sont dues, chacun va devoir négocier individuellement ses créances. » Il a notamment dû continuer à assurer des véhicules à l’arrêt (avec une ristourne de moitié) et la société de leasing qui lui loue ses voitures régularise désormais les mensualités reportées, sans lui avoir demandé son avis.
Pourtant, les moyens déployés par la puissance publique pour soutenir l’économie sont considérables : chômage partiel, fonds de solidarité pour les entreprises fermées ou en perte brutale d’activité, prêts garantis par l’État, exonérations fiscales (2). Mais cette montagne d’argent public a surtout offert du temps aux entreprises et un peu de trésorerie… pour honorer leurs créances. Il a donc contribué à accroître le problème, déjà colossal avant la crise, de la dette des entreprises privées.
États et entreprises s’en sont remis au bon vouloir des créanciers pour leur faire endosser une partie des pertes. Souvent appelées à contribution par l’État lui-même, les banques ont reporté les échéances de crédit jusqu’à six mois, et les propriétaires, au cas par cas, ont concédé des reports de loyer. Les choses se sont par contre particulièrement mal passées du côté des assureurs, qui ont très tôt communiqué sur le fait que les pertes d’exploitation induites par la fermeture administrative n’étaient pas couvertes par leurs polices. Mais le dossier est loin d’être clos, assure Me Sybille Diallo-Leblanc, du cabinet d’avocats Beaubourg, qui défend déjà près de 600 entreprises face à quasiment toutes les compagnies d’assurances du marché et se prépare à des années de procédures en cascade (lire ci-dessous).
Fallait-il faire banquer les banques ? Forcer les assureurs à assurer ? Annuler purement et simplement une partie des créances, pour que les rentiers prennent leur part du cataclysme ? L’intuition est répandue, notamment chez les petits commerçants. L’euthanasie des rentiers avait déjà été proposée par Keynes au moment de la crise des années 1930, fait remarquer l’économiste Dominique Plihon, spécialiste du système bancaire et porte-parole d’Attac. Il nuance toutefois : « Les banques anticipent déjà des difficultés importantes, elles ont provisionné des pertes pour faire face à une augmentation des défauts. »
Personne n’a intérêt à ce que le château de cartes s’effondre. L’État, en revanche, aurait dû conditionner les aides à des mesures écologiquement et socialement soutenables, pour qu’enfin les banques cessent d’investir dans des projets polluants, juge l’économiste. « L’État n’a pas les outils pour agir, complète Anthony Gratacos. Nous sommes face à un État croupion incapable de réguler des secteurs qui sont bien plus puissants que lui. Seules de véritables banques et assurances publiques auraient pu adopter une attitude différente. »
Pendant ce temps, les banques ont obtenu un assouplissement des règles prudentielles édictées ces dernières années pour tenter d’endiguer la finance. « Malheureusement, pointe également Dominique Plihon, la BNP se porte mieux parce qu’elle a réussi à “diversifier” ses activités dans la finance de marché, qui ne connaît pour l’heure pas les mêmes difficultés que l’économie réelle. »
Et si, selon l’adage, on ne prête qu’aux riches, la France a la chance de -pouvoir emprunter à un taux quasi nul, voire négatif, ce qui rend indolore l’endettement colossal induit par la crise. Ce n’est pas le cas des pays pauvres, qui ont dû, eux aussi, laisser filer leur dette publique, mais s’acquittent de taux d’intérêt bien supérieurs et s’exposent désormais à un risque de crise systémique de la dette.
Le coronavirus, miroir grossissant des déséquilibres de l’économie, démontre la nécessité de réarmer économiquement l’État et de repenser un système bancaire « sous contrôle social », conclut Dominique Plihon. Il faudra notamment y veiller au moment où les banques, fragilisées par les conséquences à long terme de la crise, auront besoin de l’aide de l’État, comme après la crise de 2008. « L’aide de l’État devra prendre la forme de prises de participation, ce qu’Emmanuel Macron évitera coûte que coûte », prévient Dominique Plihon. Un combat politique qui se profile à moyen et long termes.
Nouvelles créances
La plupart des banques ont reporté leurs créances de six mois, pour aider les entreprises à passer le confinement. « À partir d’octobre, tout le monde repart à la normale, alors que le problème reste entier pour beaucoup d’entreprises », s’inquiète néanmoins Bénédicte Caron, vice-présidente de la Confédération des PME (CPME). Les prêts garantis par l’État, en permettant aux PME-TPE de rembourser leurs créanciers, ont indirectement protégé les banques d’une première vague de défauts de paiement. « C’est une forme de socialisation des pertes, souligne l’économiste Dominique Plihon. Dès que ça va mal, les banques s’en remettent à la puissance publique, alors qu’elles ont l’habitude de hurler contre les contraintes imposées par l’autorité publique. » Pour les particuliers, les reports d’échéance ont fait reculer de 33 % le nombre de dossiers de surendettement, mais la situation est en réalité préoccupante. Les difficultés de remboursement des crédits à la consommation ont déjà explosé de quelques centaines à près de 10 000 par jour, selon une estimation du banquier en ligne Algoan.
Au bon vouloir des propriétaires
Aucune mesure légale n’a été édictée pour faire contribuer les propriétaires fonciers, hormis une interdiction des expulsions et des sanctions financières pour impayés le temps du confinement. L’État, réduit au rôle de médiateur, appelle chacun à « jouer le jeu » avec des reports de loyer, qui ont rarement dépassé les deux mois du confinement. Une annulation de trois mois pour les TPE à l’arrêt sur décision administrative a été préconisée par les principales fédérations de bailleurs mi-avril, mais son application dépendait du bon vouloir de chaque propriétaire. « Ils ont fait leurs calculs, ils n’ont pas intérêt à ce que leur locataire fasse faillite, c’était dans leur intérêt que d’accorder du temps, souligne Bénédicte Caron, de la CPME. Mais chaque situation est complexe, certains bailleurs ont des prêts à rembourser, d’autres ne vivent que des loyers qu’ils perçoivent. » Au bout du compte, selon la patronne de PME, ce sont surtout les grands fonds de pension qui ont brillé par leur mauvaise volonté.
Les assureurs se défaussent
« Même dans les dossiers où il est écrit noir sur blanc que le risque est couvert, il a fallu batailler pour négocier »,s’étonne Me Sybille Diallo-Leblanc, du cabinet d’avocats Beaubourg, défenseur de près de 600 entreprises qui déboursent chaque année des dizaines de milliers d’euros pour s’assurer face au risque de « perte d’exploitation ». Les assureurs ont abondamment communiqué sur l’idée que la plupart des contrats n’intégraient pas le risque de pandémie, mais la question est loin d’être aussi tranchée et la guérilla juridique ne fait que commencer. Comme un aveu de culpabilité, les compagnies d’assurances envoient désormais aux entreprises des avenants intégrant le risque pandémique. Tantôt alarmistes – l’indemnisation massive menacerait leur survie –, tantôt compréhensives, elles ont tenté de s’en sortir à bon compte en accordant des indemnisations forfaitaires, en cotisant au fonds de solidarité et en accordant des reports ou rabais sur les cotisations. Un effort de 1,3 milliard d’euros, selon la Fédération française de l’assurance, pour un secteur qui engrange 219,4 milliards de cotisations par an…
(1) Anthony Gratacos est secrétaire général de la Gauche républicaine et socialiste (GRS), le mouvement lancé autour d’Emmanuel Maurel.
(2) Le chômage partiel de longue durée permet un maintien de 70 % du salaire brut pendant deux ans. Le chômage partiel, limité à six mois, vient d’être prolongé dans le tourisme, l’événementiel, la culture ou le sport, et le fonds de solidarité a été élargi : 10 000 euros par mois seront distribués aux entreprises qui ont perdu 70 % de leur chiffre d’affaires.