Fragiles refuges

Malgré le froid qui s’installe, les maires de Briançon et de Gap veulent fermer les lieux d’accueil des personnes exilées ayant franchi les Alpes. Sans proposer d’alternative aux associations.

Pierre Isnard-Dupuy  • 21 octobre 2020 abonné·es
Fragiles refuges
Au Refuge solidaire, à Briançon, le 29 septembre 2020.
© JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

I ci, c’était la première fois que l’on me disait bonjour. On ne m’avait pas dit bonjour depuis longtemps. » Par cette formule, André témoigne de son humanité retrouvée lorsqu’il est arrivé à Briançon. Elle lui avait été déniée jusque-là durant son parcours d’exil. Malgré sa déficience visuelle, il a cheminé du Cameroun jusqu’à la région lyonnaise, franchissant le Sahara, la Méditerranée et enfin les Alpes. En écoutant ces paroles, Justin Ndengbe Ngono, lui aussi exilé du Cameroun, ne parvient pas à retenir ses larmes. Lorsqu’ils sont arrivés en France par le col de l’Échelle ou le col de Montgenèvre, tous deux ont été hébergés au Refuge solidaire, situé juste à côté de la salle de la MJC d’où ils s’expriment publiquement ce samedi 10 octobre (1).

« Ici, je ne me sens pas étranger. C’est mon chez-moi parce que la porte est toujours ouverte, il y a toujours à manger, à boire et de quoi se réchauffer », nous confie Justin. Il se souvient précisément du 27 septembre 2017, jour où il en a poussé la porte après avoir marché à plusieurs reprises en haute montagne pour franchir la frontière, car repoussé en Italie par la police aux frontières (PAF).

Justin, ensuite, est allé vivre dans un squat autogéré sur les hauteurs de Briançon. La maison s’appelle « Chez Marcel », du prénom de l’ancien propriétaire, Marcel Amphoux, un paysan dont le décès en 2012 a laissé une succession irrésolue. Une chance pour éviter l’expulsion du lieu. Pendant neuf mois, Justin a été bénévole au refuge avant de quitter le Briançonnais en janvier 2019. Aujourd’hui, il vit et travaille dans le bâtiment en région parisienne.

Ultimatum

Ouvert à l’été 2017, le Refuge solidaire a depuis accueilli et réconforté plus de 11 000 personnes, d’abord principalement originaires d’Afrique francophone et, depuis cette année, du Moyen-Orient, à la suite de la réactivation de la route des Balkans. La plupart poursuivent leur chemin vers un ailleurs en France ou en Europe. Certaines s’arrêtent à Gap, la préfecture des Hautes-Alpes. Dans cette ville, plusieurs lieux occupés ont successivement offert un toit. Prenant la suite du Cesaï, ouvert en octobre 2018 et frappé d’expulsion le 19 août, le squat « Chez Roger » a été ouvert fin août dans des bâtiments appartenant au maire UDI, Roger Didier, et à sa famille.

Les refuges de Gap et de Briançon sont menacés de fermeture, alors même que le froid nocturne se fait déjà mordant. Le maire de Gap a assigné les occupants en justice. Initialement prévue le 13 octobre, l’audience a été renvoyée au 3 novembre. À Briançon, le nouveau maire LR, Arnaud Murgia, ne veut pas renouveler le bail, arrivé à terme en juin. Le local appartient à la communauté de communes du Briançonnais (CCB), dont il est devenu président. L’édile a donné un ultimatum au 28 octobre pour que la clé de l’ancienne caserne de CRS du secours en montagne soit restituée.

En réponse, les associations de Briançon ont lancé un appel dans le quotidien Libération, « Pour que le Briançonnais reste un territoire solidaire avec les exilés ». Le texte est signé par des personnalités aussi diverses que Lilian Thuram, champion du monde de foot 1998, le comédien Philippe Torreton, le philosophe Edgar Morin, la maire de Marseille, Michèle Rubirola, ou encore Xavier Malle, évêque de Gap et d’Embrun… Sous forme de pétition diffusée sur Internet, cette tribune a recueilli 38 000 soutiens. Cela ne change rien pour Arnaud Murgia : « La légitimité s’acquiert dans les urnes. Elle ne s’acquiert pas par la visibilité ou par le fait de parler le plus fort », balaie celui qui a été élu avec 49 % des suffrages dans une triangulaire.

« Pas de plan B »

L’incompréhension est le sentiment qui domine chez les personnes qui s’investissent au Refuge solidaire. « En accueillant ces gens, on fait en sorte qu’il n’y ait pas de campements, pas de problèmes, pas de vols, et que ça ne se voit pas. De plus, maintenant, Briançon est renommé pour cet accueil-là, qui est digne. Donc je ne comprends pas trop la stratégie », dit la coordinatrice salariée, -Pauline Rey.

« La collectivité avait signé un bail permettant d’héberger 15 personnes restant sur de courtes durées. Tout cela n’a jamais été respecté », expose Arnaud Murgia, qui met en jeu sa propre responsabilité concernant le non-respect des normes. En septembre, après une semaine de fermeture pour cause de Covid-19, la préfecture a réautorisé l’ouverture du refuge en relevant la limite de personnes accueillies à 35.

Du côté des adhérents à l’association Refuge solidaire, on rappelle depuis le début que le local n’est pas adapté et parfois trop petit lorsque les arrivées sont nombreuses. « On aimerait trouver mieux, mais on n’a pas de plan B. On est d’accord, mais que le maire nous trouve autre chose », dit Jean-Gabriel Ravary, membre du conseil d’administration de l’association et guide de haute montagne.

« On ne peut pas tout attendre d’une collectivité qui, en la matière, n’en a pas les compétences, rétorque le maire. S’ils veulent prendre la responsabilité de l’accueil et de l’hébergement, je ne leur mettrai pas de bâtons dans les roues, ils le savent. » Sans soutien des autorités locales, donc.

En 2018, alors qu’il était déjà candidat déclaré, Arnaud Murgia assumait un discours plus idéologique, dénonçant sur la radio Alpes 1 « un appel d’air institutionnalisé » organisé par son opposant d’alors, le maire divers gauche et président de la CCB, Gérard Fromm, et « mis en application par des associations qui sont des organisations non pas humanitaires mais politiques ». Aujourd’hui, il veut aussi en finir avec le local des maraudes, prétextant un agrandissement de la cour d’école voisine à la place de ce préfabriqué, qui appartient à la mairie.

En ce lieu, du matériel médical et de secours est stocké pour porter assistance en montagne, particulièrement en hiver lorsque les personnes exilées franchissent la frontière dans la neige à plus de 1 800 mètres d’altitude. « Il a servi à des centaines de maraudeurs, à des dizaines de bénévoles de Médecins du monde, pour réchauffer à de multiples reprises des pieds et des mains gelés, des corps en hypothermie ou rompus par des jours de marche en montagne », précise le maraudeur Benoît Ducos. Depuis mai 2018, avant que les maraudes ne se structurent, cinq corps ont été retrouvés dans la zone frontière, et les gelures nécessitant parfois une amputation se sont comptées par centaines.

Lieux de répit

Ces structures organisées bénévolement dans les Hautes-Alpes représentent bien plus que du secours et de l’accueil d’urgence. Elles sont aussi des lieux de répit pour des personnes en errance dans l’espace européen. C’est le cas de Moïse, qui vient de Guinée. Il est passé par le Refuge solidaire en 2018, puis a essayé de s’établir en Allemagne. Mais les autorités allemandes lui ont signifié qu’il devait s’adresser à l’Italie pour sa demande d’asile et l’ont menacé d’une expulsion vers ce pays, en application du règlement de Dublin. Moïse est revenu auprès d’amis à Gap. Il est en attente d’une autorisation de travail pour commencer une alternance dans une entreprise de maçonnerie. « Dès qu’elle arrive, le patron m’appelle et je commence. Il m’a inscrit à Grenoble en CFA [centre de formation des apprentis]_. Ce sera fini la galère ! »_, espère-t-il.

Du côté des personnes engagées dans la solidarité, on dénonce une forme de maltraitance institutionnelle. « Les solutions de l’État sont des chambres d’hôtel et des campings loin de Gap, affirme Leïla, membre du collectif Cesaï. On isole des gens qui sont en carence affective et psychologique. Dans les discours des pouvoirs publics, les places en hébergement sont suffisantes, alors expliquez-moi pourquoi 40 personnes ont besoin d’habiter ici… »

Si les maires de Gap et de Briançon parviennent à leurs fins, « la seule alternative, c’est la rue », prévient Leïla. À moins que les personnes déjà mobilisées ne soient encore au rendez-vous de la solidarité, au détriment de leur vie personnelle et professionnelle. « Il faut rappeler que l’on n’est pas payé pour ça, pointe Leïla. On y passe nos vies et, moi, je ferais bien aussi autre chose de la mienne. »

Pierre Isnard-Dupuy, membre du collectif Presse-Papiers, à Briançon

(1) André a témoigné lors de la première édition du festival Exil, qui s’est tenu du 7 au 11 octobre à la MJC de Briançon.

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