Grands patrons : le palmarès des plus voraces
Une pluie de millions et des inégalités stratosphériques… La 3e édition du Véritable Bilan du CAC 40 dévoile des détails inédits sur la rémunération des principaux chefs d’entreprise et la manière dont ils ont été progressivement rendus dépendants des marchés financiers. Extraits.
dans l’hebdo N° 1625 Acheter ce numéro
Les dirigeants du CAC 40 ont touché en moyenne une rémunération de 5 491 258 euros au titre de l’année 2019. Le 2 janvier à 5 h 12 du matin, un patron moyen a donc déjà gagné l’équivalent d’un Smic annuel. À la fin de l’année, il en aura touché 300. Ce chiffre cache toutefois de fortes disparités, une poignée de patrons se distinguant par des rémunérations encore plus stratosphériques que les autres.
Il faut environ trois années et huit mois pour qu’un smicard gagne autant que Bernard Charlès en une journée, et deux années et demie pour qu’il gagne autant que François-Henri Pinault en un jour. À l’autre bout de l’échelle, les dirigeants d’Atos n’ont gagné « que » 1,5 million d’euros, en partie en raison du passage de témoin entre Thierry Breton et Élie Girard en 2019. Le patron d’Orange, Stéphane Richard, comme il s’en plaint régulièrement, est un habitué du bas du classement du fait des injonctions de l’État actionnaire, avec tout de même 1,88 million d’euros pour 2019. De même pour Patrice Caine, le patron de Thales, avec 2,43 millions d’euros.
Des dirigeants alignés sur les marchés financiers
Il y a quelques décennies, le patron typique d’une grande entreprise touchait son salaire fixe, et souvent en sus une rémunération variable en fonction d’objectifs opérationnels précis. En théorie au moins, il était le garant des intérêts et de la pérennité de son entreprise dans son ensemble, y compris ceux des salariés, au besoin contre les pressions d’actionnaires trop gourmands ou court-termistes. Sa rémunération était confortable, mais raisonnable. En 2000 encore, tout le comité exécutif de Carrefour, soit onze personnes, touchait 6,11 millions d’euros au total – moins que les 7 millions touchés en 2019 par Alexandre Bompard, PDG du géant de la grande distribution. Aujourd’hui, les sommes empochées par les patrons n’ont plus grand-chose à voir avec la performance opérationnelle de leurs entreprises, et encore moins avec les rémunérations des simples salariés. En revanche, elles collent étroitement à la rémunération des actionnaires, c’est-à-dire les dividendes et rachats d’actions. Depuis 2000, les versements aux actionnaires et les rémunérations patronales ont augmenté de 70 et 60 % respectivement, tandis que le salaire moyen au sein du CAC 40 augmentait trois fois moins vite, à 20 % (1).
Que s’est-il passé ? La structuration des rémunérations patronales a été profondément modifiée sous l’impulsion des marchés financiers et des préceptes de l’économie néolibérale. Désormais, le « vrai » salaire d’un patron – sa rémunération fixe – ne représente que moins d’un quart de sa paye (21 %). Sa rémunération variable – calculée principalement en fonction d’objectifs financiers, parfois assortis d’objectifs sociétaux ou environnementaux – en représente 26 %. Quant à la rémunération en actions, elle représente en moyenne la moitié des sommes touchées par un patron du CAC 40. In fine, donc, les trois quarts de leur rémunération sont directement ou en grande partie liés au cours de l’action de leur entreprise. De quoi s’assurer qu’ils n’oublient jamais les intérêts des actionnaires.
Généralement, il y a aussi un bonus caché. Les sommes touchées par les patrons du CAC 40 ne se limitent pas à leur rémunération « officielle ». Ils sont à peu près tous également actionnaires de l’entreprise qu’ils dirigent dans des proportions variables, ce qui signifie qu’eux-mêmes touchent aussi… des dividendes. L’alignement entre leurs intérêts et ceux des marchés financiers est alors total. Même en excluant les cas où les PDG sont les actionnaires majoritaires de leur entreprise via une holding familiale (LVMH, Kering, Bouygues, ArcelorMittal…), le supplément de rémunération qui en résulte peut parfois être très conséquent. Le champion dans ce domaine est le PDG de L’Oréal, Jean-Paul Agon, qui va toucher la bagatelle de 4,57 millions d’euros de dividendes au titre de l’exercice 2019, ce qui porte sa rémunération totale pour cet exercice de 9,8 millions (le chiffre officiel) à 14,4 millions. Les patrons de Dassault Systèmes et Teleperformance touchent chacun environ 2,8 millions d’euros de dividendes pour 2019, qui s’ajoutent à leurs rémunérations déjà spectaculaires. Ceux de Schneider Electric et Air Liquide s’adjugent quant à eux un supplément de rémunération de 1,6 et 1 million d’euros respectivement. Au titre de l’exercice 2019, un patron du CAC 40 va toucher en moyenne la bagatelle de 543 236 euros de dividendes – soit 30 Smic annuels – qui s’ajoutent aux 5,49 millions de leur rémunération officielle moyenne. Et ce chiffre aurait pu être largement supérieur sans les baisses de dividendes liées à la crise du Covid-19.
La vraie mesuredes inégalités salariales
Depuis cette année, les groupes du CAC 40 sont tenus pour la première fois de rendre public un « ratio d’équité » permettant de comparer la rémunération accordée à leurs dirigeants et le revenu moyen et médian des salariés en leur sein, ainsi que l’évolution de ces rémunérations au fil des ans. Sur le papier, c’est un vrai progrès. Le problème réside dans la manière dont ce ratio est calculé. Respectant la lettre mais non l’esprit de la loi, de nombreuses firmes du CAC 40 ont pris pour base les seuls salariés de la « société mère », autrement dit la structure juridique qui chapeaute l’ensemble des sociétés et filiales qui composent le groupe. Or, dans la plupart des cas, ces sociétés mères ne comptent que quelques dizaines de salariés, parfois moins, qui sont souvent les principaux cadres dirigeants du groupe. Les ratios d’équité sont donc calculés sur une fraction marginale de quelques dixièmes de pourcent de l’effectif, où les salariés bien payés sont surreprésentés. Une vraie supercherie. L’exemple le plus caricatural est sans doute celui de Teleperformance, dont la société mère ne compte que 41 employés, contre plus de 330 000 pour l’ensemble des filiales du groupe, ce qui lui permet d’afficher un ratio de -« seulement » 88 pour la rémunération moyenne, alors que le vrai chiffre est largement supérieur (voir ci-dessous). Une douzaine d’autres firmes du CAC 40 se livrent à la même manipulation en ne publiant des chiffres que sur des effectifs très réduits : Air Liquide, Carrefour, Danone, Hermès, Kering, L’Oréal, LVMH, Pernod-Ricard, Saint-Gobain, Vinci et Vivendi. Sans surprise, ce sont souvent des firmes très -inégalitaires.
Pour donner une indication plus fiable sur les écarts de rémunération au sein des groupes du CAC 40, permettant de les comparer, nous utilisons un autre indicateur : les dépenses annuelles moyennes par salarié. Cet indicateur est basé sur les seules données que toutes les entreprises publient de manière systématique et à peu près cohérente : les effectifs et les charges de personnel. Cet indicateur est moins fin que les ratios d’équité (quand ils sont bien calculés), car il ne permet pas de faire la différence entre les salariés français et les autres, ni entre les salariés à temps partiel ou à temps plein, et inclut aussi bien les salaires proprement dits que les cotisations sociales, les paiements en actions et d’autres formes d’avantages ou de prestations. Il ne peut donner qu’une valeur moyenne et non médiane, qui serait sans doute plus pertinente pour mesurer les écarts réels au sein des firmes. Mais il n’en donne pas moins des indications utiles.
Selon cet indicateur, un groupe du CAC 40 dépense en moyenne 101 fois plus pour rémunérer son patron que pour rémunérer un salarié moyen – et évidemment encore davantage pour un salarié tout en bas de l’échelle. À cette aune, le groupe le plus inégalitaire du CAC 40 est – et de loin – Teleperformance avec un ratio de 1 255. Autrement dit, il faut trois ans et demi pour un salarié moyen de Teleperformance pour gagner autant que le PDG Daniel Julien en une journée. La firme spécialisée dans les centres d’appels affiche à la fois une rémunération patronale très élevée (plus de 13 millions d’euros) et des dépenses moyennes par salarié très basses (10 538 euros annuels) en raison des implantations internationales du groupe et de son profil social.
Les autres écarts importants s’expliquent également par la faiblesse des dépenses par salariés (Carrefour) ou par le niveau des rémunérations patronales (Kering et Dassault Systèmes). À l’autre bout du tableau, les firmes les moins inégalitaires sont généralement celles où les rémunérations patronales restent contenues, comme le Crédit agricole et Thales, ou bien où les dépenses moyennes par salarié sont importantes (Airbus, Unibail).