Haut-Karabakh : Une population sacrifiée aux ambitions de la Turquie
L’offensive lancée par l’Azerbaïdjan pour reconquérir l’enclave soutenue par l’Arménie sert le plan d’Ankara d’extension de son influence jusqu’en Asie centrale.
dans l’hebdo N° 1623 Acheter ce numéro
Une accalmie précaire s’était installée dans les villes bombardées du Haut-Karabakh, en début de semaine, quinze jours après que l’Azerbaïdjan a déclenché une offensive d’ampleur pour reconquérir cette enclave indépendantiste à population arménienne dont elle a perdu le contrôle depuis 1994.
Le cessez-le-feu humanitaire obtenu le 10 octobre à Moscou avec l’Arménie, qui défend ce territoire, a été violé dans les heures qui ont suivi sa signature, signe que les conditions d’une solution non guerrière à ce vieux conflit sont loin d’être réunies. En dépit d’une force de frappe militaire bien supérieure, l’Azerbaïdjan n’est guère parvenu à faire bouger une ligne de front qui englobe depuis 1994 le territoire revendiqué ainsi qu’une zone tampon le reliant à l’Arménie. Elle s’était établie après une guerre sanglante qui s’était soldée par 30 000 morts, mais sans conclusion formelle, perdurant depuis sous forme d’accrochages sporadiques, dont le plus important eut lieu en 2016. Faute de gain territorial significatif, l’armée azerbaïdjanaise semble privilégier le bombardement des villes de la République d’Artsakh (comme s’est autoproclamée la population du Haut-Karabakh en 2017).
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« Dans le but de faire fuir la population civile, dont la moitié, près de 70 000 personnes, se sont déjà réfugiées en Arménie depuis le début de cette offensive, indique Hovhannès Guévorkian, représentant de l’Artsakh en France. L’autre moitié est bien décidée à se défendre sur place. En cas de désertification, la revendication des droits de la population deviendrait caduque, ne subsisterait qu’une question de légitimité territoriale… » Bakou brandit le respect de l’intégrité de ses frontières « internationalement reconnues », alors que la population artsakhiote, depuis toujours très majoritairement arménienne, oppose pour sa part le droit à l’autodétermination.
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Il avait été accordé par Moscou aux anciennes républiques soviétiques lors du démantèlement de l’URSS en 1991. Cette sécession du Haut-Karabakh a été rejetée par Bakou. Elle n’est d’ailleurs formellement reconnue à ce jour par aucun État de l’ONU (1).
À ce stade, il semble illusoire d’espérer mieux qu’une instable trêve des armes. D’abord parce que l’offensive du 27 septembre répond à une inéluctable logique interne à l’Azerbaïdjan. La dictature familiale des Aliyev, Heydar puis Ilham, vit depuis vingt-six ans dans l’espoir d’une revanche et a engagé à cette fin depuis les années 2000 une course à l’armement.
Des achats d’armes massifs
Le déclenchement de la guerre de reconquête du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan est inscrit depuis vingt ans dans les données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), observatoire indépendant de référence. En dépit d’embargos de l’ONU et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), les exportations d’armes vers les deux belligérants sont allées bon train depuis 2002. Si Erevan a acheté pour 600 millions de dollars, à la Russie presque exclusivement, Bakou a dépensé 4 milliards grâce à la manne des hydrocarbures de la mer Caspienne, auprès d’une douzaine de fournisseurs (contre la seule Ukraine auparavant), principalement de Russie et… d’Israël, qui a notamment livré des drones sophistiqués. Appétit commercial et intérêt stratégique : Israël obtiendrait de l’Azerbaïdjan des informations sur les agissements de l’Iran. Et la France, bien que soutien de l’Arménie, a officiellement livré pour 148 millions d’euros d’armes à Bakou entre 2015 et 2016. « Quels matériels ? On l’ignore !, s’élève Tony Fortin, de l’Observatoire des armements. La France cultive l’opacité dans ce domaine. »
Cependant, l’Azerbaïdjan ne s’est certainement pas engagé dans cette escalade militaire sans l’aval, voire la pression de la Turquie, son allié inconditionnel. « Une seule nation, deux États », formulent les deux pays qui parlent des langues mutuellement intelligibles, tant sont étroites leurs relations économiques et militaires. Il est avéré qu’Ankara a envoyé du matériel et même des mercenaires syriens et libyens à sa solde en appui à Bakou. « L’implication militaire de la Turquie […] risque d’alimenter l’internationalisation du conflit », redoutait la semaine dernière le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.
De fait, même si l’animosité turco-arménienne, depuis le génocide de 1915, est un ferment puissant de conflictualité locale, le destin de l’Artsakh et même celui d’Aliyev ne constituent pas la motivation principale d’Ankara, analyse Hovhannès Guévorkian. « Erdogan veut étendre son ascendant sur le monde turcophone – Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan… » La reprise d’hostilités d’ampleur dans le Haut-Karabakh viserait à rendre l’Azerbaïdjan fortement redevable à la Turquie… en mettant la Russie en porte-à-faux. Car la lutte d’influence des deux grandes puissances régionales, qui ont un temps affiché un compagnonnage de circonstance pour évincer les Occidentaux du théâtre syrien, est bien le déterminant supérieur des canonnades visant Stepanakert, Chouchi, Hadrout et les autres villes de l’Artsakh.
La Russie, avec la France et les États-Unis, est partie prenante du groupe « de Minsk », créé après 1994 afin de proposer un cadre de résolution politique à la question du Haut-Karabakh. En vain jusqu’à présent, et l’ambiguïté de Moscou en est en partie responsable. Le Kremlin, longtemps réputé détenir les clés de ce conflit en raison de son importante influence sur les ex-républiques, a entretenu dans ce Sud-Caucase instable, comme ailleurs dans son « étranger proche », un équilibre qui lui a notamment permis de vendre des armes aux deux belligérants. Cependant, l’ampleur de l’offensive a débordé Moscou, relèvent les observateurs. « C’est clairement un échec pour Vladimir Poutine », juge Andreï Kortounov, directeur général de l’institut d’analyse Conseil russe pour les affaires internationales. Dilemme stratégique pour la Russie : laisser la Turquie pousser ses pions dans sa « chasse gardée » ou bien faire un choix qui devrait la porter à soutenir l’Arménie, notamment si le conflit venait à déborder du Haut-Karabakh. Même si le démocrate Nikol Pachinian, au pouvoir à Erevan depuis 2018, a bien moins la sympathie du Kremlin que les déférents apparatchiks post-soviétiques qu’il a supplantés (et dont la famille Aliyev fait partie, source de cordiales relations russo-azerbaïdjanaises…). Car la Russie et l’Arménie sont liées, en cas d’agression, par l’Organisation du traité de sécurité collective. _« De plus, l’opinion publique russe, à dominante chrétienne, ne laissera jamais tomber les Arménien·nes, qui se sont massivement réfugié·es en Russie pour échapper au génocide, où ils vivent aujourd’hui plus nombreux qu’en Arménie ! », soutient Bernard Dréano, membre de l’Assemblée européenne des citoyens et bon connaisseur de ces liens.
La grille des accointances religieuses n’est cependant que secondaire dans l’analyse des alliances. La Turquie sunnite soutient l’Azerbaïdjan chiite, à qui Israël vend des drones sophistiqués. L’Iran est de longue date en bons termes avec l’Arménie, qui est soutenue par certains pays arabes, etc. « C’est une affaire avant tout géopolitique ! », commente le sénateur PCF Pierre Ouzoulias. Lâché par la Russie, l’Azerbaïdjan n’aurait alors d’autre option que de basculer franchement dans la sphère d’influence turque.
Dans cette partie mal engagée, Moscou, qui s’est contenté pour l’instant d’obtenir un cessez-le-feu, pourrait être tenté de préserver en partie son statu quo stratégique en optant pour la voie étroite d’une stricte observance de ses engagements internationaux, qui ne l’engagent qu’à défendre le territoire arménien. Et donc laisser faire les armes dans le Haut-Karabakh, sous réserve du respect d’un minimum humanitaire.
La mobilisation de la diplomatie française, réelle, mais en termes exécrables avec Ankara et guère meilleurs avec Moscou, n’aurait qu’une influence limitée sur le cours guerrier des choses. Et les États-Unis ? Aux abonnés absents. Et pas seulement en raison d’un scrutin présidentiel hors norme : depuis plus de trois ans, relèvent les analystes, Washington se désintéresse du groupe de Minsk, tout comme de son ancien rôle de gendarme des conflits locaux dans le monde, sans pour autant contribuer à leur apaisement.
(1) Pas même par l’Arménie, formellement, pour ne pas renforcer la position diplomatique de l’Azerbaïdjan. Depuis la reprise du conflit, Erevan appelle la communauté internationale à reconnaître l’Artsakh.