Les associations refusent de se taire
Un rapport met au jour l’ampleur des entraves que subissent les bénévoles dans leurs actions. Avec une nette escalade dans la répression, qui met en danger leur rôle pourtant essentiel.
dans l’hebdo N° 1622 Acheter ce numéro
Quelle reconnaissance et quel respect par les autorités publiques de la liberté d’action et de critique des associations ? » Une telle question ne devrait même pas se poser. Et pourtant, elle est au cœur du premier rapport de l’Observatoire des libertés associatives, créé en mars 2019, composé de neuf associations (1) et d’experts en sociologie, droit, économie, science politique. Ses membres ont recueilli de nombreux témoignages et ont pointé 100 cas d’associations dont les activités ont été réprimées, restreintes, voire entravées par les pouvoirs publics.
Les cas les plus médiatisés sont assez éloquents : les militants opposés au centre d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure harcelés et poursuivis en justice, la répression féroce envers la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ou les soutiens aux migrants poursuivis pour délit de solidarité, dont l’emblématique Cédric Herrou. Mais des dizaines d’autres exemples plus discrets permettent de _« mettre au jour un phénomène systémique qui manque encore de reconnaissance institutionnelle ». « Lutter contre les répressions associatives passe aussi par une analyse précise des mécanismes des atteintes institutionnelles à l’autonomie et à la liberté associative car c’est une réalité assez largement invisibilisée », affirme Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS, qui travaille sur l’engagement dans les quartiers populaires.
À lire : Des militants repeints en « malfaiteurs »
Le rapport se focalise sur la période 2010-2020 mais, depuis 2015, se dessine une escalade de la violence et de la répression envers les associations et les militants, notamment ceux revendiquant une mission de plaidoyer. Des mesures liées à l’état d’urgence sont entrées dans le droit commun, Nuit debout et les manifestations contre la loi travail en 2016 ont été violemment réprimées, tout comme le mouvement des gilets jaunes. Sans oublier le contexte global de défiance des citoyens envers les pouvoirs publics.
Cet article a été conjointement publié sur le site de Basta!.
Discrédit, menaces, subventions restreintes…
Le rapport distingue une première catégorie d’entraves, qui sont surtout symboliques, jouent sur la réputation afin de discréditer les prises de parole ou les actions. Les méthodes de l’association L214 ont été comparées à du terrorisme par le maire LR d’Alès, à la suite d’une campagne dénonçant les conditions de souffrance animale dans l’abattoir de la ville. Ce genre d’attaque est récurrent dans les conflits entre municipalités et collectifs d’habitants engagés contre des projets de rénovation urbaine, que ce soit à Roubaix, Amiens, Gennevilliers, Grenoble…
Une disqualification du travail des associations qui n’aborde pas le fond des problèmes qu’elles soulèvent, mais qui peut conduire à des poursuites judiciaires pour étouffer, épuiser les acteurs associatifs, et même les médias. À Lille, le « journal local de critique sociale » La Brique a été verbalisé lors d’une vente à la criée. Refusant de payer l’amende, il a été poursuivi au tribunal par la municipalité. D’autres fois, ce sont des pertes d’agrément ou de convention qui visent à bâillonner les associations. Ainsi, en 2018, le ministère de la Justice a retiré sa convention et sa subvention annuelle au Genepi, qui intervient depuis plus de quarante ans dans les prisons, à cause de ses prises de position sur la politique carcérale.
La troisième forme d’attaque récurrente renvoie à une brutalité physique, sur le terrain, par les forces de l’ordre, mais aussi les perquisitions, les gardes à vue… Sans surprise, les militants contre les violences policières sont des cibles privilégiées de cette répression, comme les observatoires des pratiques policières à Lille et à Toulouse. Les luttes environnementales semblent de plus en plus ciblées, comme en témoigne la mise en place de la cellule de renseignement Demeter, dédiée aux « atteintes au monde agricole », par le ministère de l’Intérieur en partenariat avec la FNSEA, syndicat agricole majoritaire. Un militant anti-pesticides de Gironde a reçu la visite surprise de gendarmes au moment même où il préparait les états généraux des riverains autour de la question des pesticides.
« Les politiques publiques empruntent de plus en plus des voies intenables sur le plan écologique, donc, quand on dénonce cela, en pointant des pratiques agricoles non durables, ou des projets dévastateurs, ils ont tous la même réaction : faire taire le débat démocratique », décrypte Antoine Gatet, juriste à France nature environnement. Lui-même s’est retrouvé convoqué récemment à la gendarmerie après avoir été interviewé par France 3 en tant que porte-parole de l’association agréée Sources et rivières du Limousin, à propos d’un projet de serres de culture de tomates hors-sol, installées sur une zone humide en Corrèze.
« L’environnement est un terreau de la démocratie depuis toujours car il est reconnu que les conséquences de projets, de décisions auront des impacts sur tout le monde. Aujourd’hui, cette démocratie est totalement bafouée et la disproportion des formes de répression n’est pas rassurante », s’indigne le juriste. Une inquiétude, une colère, une incompréhension grandissantes face à un système de « deux poids, deux mesures » qui s’accentue, et avec lui le clivage de la société. En février dernier, des agriculteurs de la FDSEA 31 ont dégradé la façade de la Maison de l’environnement à Toulouse, devant les caméras du journal La Dépêche du Midi, afin de montrer leur désaccord avec la mise en place des zones de non-traitement aux pesticides. Sans être aucunement inquiétés par les pouvoirs publics.
Le cumul des attaques détaillées précédemment avec des coupes de subventions peut mettre en danger l’existence des associations ciblées. « En France, les associations ont toujours souffert d’une forte dépendance aux financements des pouvoirs publics, précise Julien Talpin. Mais les restrictions de subventions, les transformations structurelles du financement du monde associatif avec de plus en plus de passages par des appels à projets renforcent la concurrence et compliquent leur situation. » Ainsi, le centre de santé toulousain La Case de santé a dû faire face à de multiples baisses de subventions (mairie, préfecture, agence régionale de santé), alors qu’il est le seul lieu de la Ville rose soignant les sans-papiers et les chibanis, et qui mise sur la complémentarité entre soins et accompagnement social. Les critiques des médecins sur les politiques de santé et la prise en charge des migrants seraient la cause de cette mise au ban.
Un précieux rempart démocratique
Le contexte politique local joue un rôle primordial. Comment ne pas citer la ribambelle de reculs des libertés associatives dans les villes gérées par le Rassemblement national ? En 2014, David Rachline, fraîchement élu maire de Fréjus, a suspendu les subventions du centre social et culturel Les Tournesols de Villeneuve après des critiques émises sur la gestion municipale du FN par sa directrice dans la presse. Quatre ans plus tard, c’était au tour du centre social de La Gabelle, car celui-ci distribuait des repas pendant le ramadan – il les a accusés de « communautarisme ». Il y a encore la tentative du maire de Hayange d’expulser le Secours populaire de son local, demande rejetée par la cour d’appel de Metz en janvier dernier.
Ce rapport est aussi une occasion d’interpeller les partis politiques, et notamment la gauche, surtout après la conquête de grandes villes lors des dernières élections municipales. « S’ils n’ont pas une réflexion poussée sur la place de ces contre-pouvoirs, au-delà de la simple cooptation à l’intérieur des équipes municipales ou du clientélisme via le financement associatif, ce ne sera pas suffisant pour produire du changement social », certifie Julien Talpin. Certaines associations n’attendent pas grand-chose des politiques et préfèrent miser sur l’autodéfense. Du côté d’Utopia 56, les intimidations quasi quotidiennes mettent les nerfs des militants à rude épreuve mais ne les découragent pas. Yann Manzi l’assume, il faudra aller plus loin dans la désobéissance civile face aux injonctions des préfectures, et continuer de filmer, documenter ce qui se passe sur le terrain : « Nous sommes dans un monde d’images, de communication, et cela fait peur aux pouvoirs publics quand on montre la réalité. Nous voulons être encore plus les yeux des citoyens sur le terrain, nous interposer en filmant pour préserver le peu de droits qui reste aux exilés, et leur procurer un peu de tranquillité. »
Une reconnaissance et une protection de la fonction démocratique des associations deviennent vitales pour sauvegarder l’essence de la citoyenneté. Des engagements politiques sont donc nécessaires, parallèlement à des ripostes individuelles. Car le principal risque réside dans l’autocensure : « Épuisés par ce sentiment permanent d’épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes, des bénévoles vont finir par éviter de critiquer les pouvoirs publics, de poser des questions sur des décisions politiques par peur de voir leurs subventions coupées, de perdre leurs locaux… résume Julien Talpin. Cela contribue à une forme de dépolitisation du monde associatif et appauvrit durablement la démocratie. »
(1) L’Alliance citoyenne, Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international (Appuii), le Centre de recherche et d’information pour le développement (Crid), le Collectif des associations citoyennes, France nature environnement, la Ligue des droits de l’Homme, le Mouvement associatif, la coordination nationale Pas sans nous, VoxPublic.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don