« Les élites veulent se débarrasser du trumpisme »

Le philosophe Dick Howard, engagé à la gauche des démocrates, analyse la dernière ligne droite de la campagne électorale. Et observe que Wall Street semble plutôt jouer Joe Biden.

Olivier Doubre  • 28 octobre 2020 abonné·es
« Les élites veulent se débarrasser du trumpisme »
© Brendan Smialowski / AFP

L’élection aux États-Unis approche à grands pas et bien des menaces semblent planer sur cette démocratie, l’une des plus grandes et des plus anciennes au monde, en dépit de ses multiples imperfections. Jadis militant en faveur des droits civiques et contre la guerre au Vietnam, puis proche de la Nouvelle Gauche des années 1970, professeur émérite de philosophie politique à l’université de l’État de New York, Dick Howard s’est justement penché sur toutes ces « ombres » au-dessus de l’Amérique actuelle (1). Vivant des deux côtés de l’Atlantique, il demeure un observateur avisé de la vie politique de son pays. Non sans un certain désespoir depuis quatre ans et la prise du pouvoir par Donald Trump.

La question du « vote populaire » national, parfois contraire au résultat généré par le système des grands électeurs par État, entraîne-t-elle aujourd’hui une contestation de ce dernier ?

Dick Howard : Je crois qu’on peut répondre assez succinctement à cette question. Nous vivons actuellement une crise constitutionnelle larvée qui se traduit, en termes théoriques, par une opposition entre la démocratie qui est au fondement du pays et la République censée l’encadrer. Je crains que cette crise ne soit pas près d’être résolue. Les minorités ou les salariés pauvres font face parfois à des obstacles pour voter, or ils représentent aussi cette démocratie.

Où en est la bataille entre les deux candidats à une semaine environ du scrutin ?

Ce qui est frappant, à regarder les sondages, c’est que se détournent en ce moment de Trump à la fois les jeunes et les vieux. C’est assez étonnant. Un candidat comme Bernie Sanders avait, par exemple, des soutiens massifs chez les jeunes, mais plus rares chez les personnes plus âgées. Or Trump perd des soutiens chez ces deux populations. Mais je voudrais surtout souligner que, à l’heure où nous parlons, les dons financiers sont trois fois plus importants pour Biden que pour Trump. Or je crois que les financiers républicains sentent le vent… Je fais donc l’hypothèse que, comme ils ne sont pas tous aussi crus, vulgaires et impulsifs que Trump, ils se rendent compte qu’il faut que Biden gagne massivement si on veut se débarrasser de l’héritage « trumpien » au sein même du Parti républicain, afin que ce parti redevienne plus discipliné. En tout cas, de tels flux financiers, faramineux depuis plus d’un mois, en faveur de Biden traduisent sans doute ce que souhaite Wall Street. Avec l’espoir de nettoyer le Grand Old Party de tout reste de « trumpisme » en son sein. Comme le soulignait récemment le New York Times, cette richesse soudaine de sa campagne permet à Biden d’essayer de conquérir des États qui, a priori, n’étaient pas indispensables à son élection, et ainsi espérer une victoire plus large. Afin d’éviter les contestations, qui ne manqueront pas d’arriver s’il gagne de peu, comme ce fut le cas pour Trump en 2016.

La Cour suprême, avec cette nouvelle juge ultraréactionnaire récemment nommée par Donald Trump, est-elle désormais l’objet de critiques, vu le déséquilibre politique en son sein, qui va durer sûrement plusieurs années, sinon plusieurs -décennies ?

La nomination de cette juge, Amy Coney Barrett, va certainement être ratifiée par le Sénat à peine une semaine avant l’élection. Si jamais Biden gagne, cela peut provoquer une crise de cette cour. Mais, avant de critiquer, il me semble qu’il faut d’abord apprécier l’ambiguïté de son rôle. En effet, lors du mouvement des droits civiques, elle a eu, à partir de 1954, notamment avec les arrêts « Brown v. Board of Education », un rôle majeur pour l’intégration des Noirs dans le système scolaire (2). Elle a donc été un facteur progressiste, au moins jusqu’en 1967. Mais en même temps, à ce moment-là, commence l’ambiguïté de son rôle : avec l’arrêt « Roe v. Wade » de 1973, qui va légaliser l’avortement, cette victoire pour le mouvement féministe a été aussi le début d’une défaite, ou de son déclin. Une fois l’arrêt rendu, le mouvement féministe pro-IVG avait beaucoup moins de raisons d’être et a peu à peu dépéri, alors qu’en face les anti-IVG ont relevé la tête et se sont de mieux en mieux organisés. Car un autre arrêt de la Cour suprême peut revenir sur cette décision. Et, avec cette nouvelle juge, cela devient une possibilité. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que sa prédécesseuse, la progressiste et féministe Ruth Bader Ginsburg, qui est décédée, reconnaissait ce danger touchant au droit à l’IVG, et qu’une autre option pour conserver le droit à l’avortement, c’est-à-dire par la loi, aurait été plus sûre, comme en France.

D’où le danger de cette nouvelle nomination…

Dans les années 1950, la Cour suprême dite « libérale », qui a donc permis l’intégration scolaire des Noirs (entre autres), était présidée par Earl Warren, qui n’était pas un professeur d’université mais un ancien gouverneur de l’État de Californie, républicain qui plus est. C’était donc un homme qui avait l’expérience de la politique. Aujourd’hui, si l’on regarde les juges, c’est un parterre de l’Ivy League (3) ! On dit aussi que, si Biden l’emporte, il pourrait nommer d’autres juges à la Cour suprême, puisque la Constitution ne limite pas le nombre de ses membres. Cette tentation avait déjà été celle de Roosevelt dans les années 1930, quand il avait fait face à une Cour suprême très conservatrice. Or il faut rappeler que Roosevelt n’a pensé faire cela qu’en 1937, après sa victoire éclatante aux élections de 1936. Cette menace a été très bien entendue et comprise par quelques-uns des juges en place à l’époque, qui, tout en étant réactionnaires, ont bien senti qu’il y avait des raisons politiques qui leur imposaient, disons, d’« ajuster le tir ».

Il est donc possible que Joe Biden évoque ce genre d’augmentation du nombre de juges afin de faire peser un poids politique sur la cour. Mais, si cela ne fonctionne pas, il semble qu’il y ait un mouvement assez fort pour que les juges à la Cour suprême ne soient plus nommés que pour dix-huit ans, et une rotation obligatoire avec un nouveau juge nommé par le Président tous les trois ans. Et une telle disposition ne nécessite pas d’amender la Constitution ! J’ajoute une opinion personnelle : il me semble ridicule de conserver des juges nommés à vie, un peu comme le pape. Et Ruth Bader Ginsburg aurait dû démissionner sous Obama (4).

À gauche, depuis 2016 avec Sanders, on observe une certaine « gauchisation » d’une partie des démocrates (en particulier chez les jeunes). Cela va-t-il s’affirmer, selon vous ? Y voyez-vous un espoir ou au contraire cela risque-t-il d’affaiblir l’opposition à Trump, comme cela avait été le cas pour Hillary Clinton en 2016 ?

Je pense que cela va durer. En 2016, lorsque Hillary Clinton gagne l’investiture démocrate, elle ne fait aucun geste en direction de Bernie Sanders et de ses partisans. Biden, lui, a tout de suite créé des commissions mixtes afin d’élaborer une plateforme de propositions et des choses intéressantes sont ressorties de ce travail en commun. Par ailleurs, il y a sans conteste une « gauchisation » de la société états-unienne dans son ensemble. Je ne sais pas quelle forme cela va prendre, mais la tendance est forte. On parle souvent de la « génération AOC (5) ». Cette gauche-là n’est pas strictement socialiste, au sens classique du terme, elle est surtout anti-autoritaire, anti-arbitraire. C’est aussi une gauche « contre les 1 % » (les plus riches). Et, surtout, elle est contre le néolibéralisme et la financiarisation de la société, dont il faut se souvenir qu’ils furent popularisés aux États-Unis par Bill Clinton et les démocrates. Mais cette gauche me semble aussi un peu plus confuse dans son corpus idéologique.

Si, malgré les contestations qu’il ne manquera pas d’engager, Trump finit par perdre l’élection, le « trumpisme » perdurera-t-il ? Y a-t-il un vrai risque d’affrontements violents après le 3 novembre, selon le résultat du vote ?

J’ai esquissé plus haut mon hypothèse, qui pressent une volonté de certains intérêts financiers d’essayer de faire battre largement Trump afin de nettoyer le Parti républicain du « trumpisme ». Toutefois, le « trumpisme » n’est pas né d’une soudaine averse tombée du ciel. J’ai publié un livre, il y a à peine deux ans, Les Ombres de l’Amérique, où j’ai essayé de montrer que l’Amérique se cherche finalement depuis l’ouverture qu’avait représentée Kennedy. La peur de l’Amérique blanche de devenir minoritaire, la peur en somme d’un remplacement ou d’un métissage de la population, est un sentiment répandu – parce qu’il faut admettre que ce remplacement, ou plutôt cette modification des équilibres au sein de la population, est une réalité.

Quant à la crainte d’affrontements après le vote, surtout de la part des plus violents des partisans de Trump, je l’avais déjà envisagée en 2016 si celui-ci n’était pas élu. Cette crainte existe aujourd’hui plus que jamais. Mais elle peut s’évanouir si Biden l’emporte largement. Par contre, s’il gagne avec un ou deux points d’avance, on va certainement voir débuter une série de procès, et le dernier mot reviendra à la Cour suprême : on se retrouvera dans une situation similaire à celle du lendemain du scrutin de 2000, avec la contestation du résultat de la Floride, qui a duré des semaines (6). Car il ne faut pas oublier que les États-Unis ont ce système étrange où, après le vote, il y a un interrègne de 78 jours avant que le nouveau président élu ne prenne ses fonctions (7). Jusqu’à présent, nous n’avons jamais vu de président sortant qui cherche à utiliser avec malice le temps de pouvoir qui lui reste, mais avec Trump tout est (malheureusement) possible…


(1) Les Ombres de l’Amérique. De Kennedy à Obama, éditions François Bourin, 2018. Lire notre entretien avec Dick Howard dans Politis du 24 octobre 2018.

(2) Par les arrêts « Brown v. Board of Education » (mai 1954 et mai 1955), la Cour suprême déclare inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques.

(3) Nom donné à huit universités privées prestigieuses, symboles de l’élitisme social.

(4) Nommée en 1993, Ruth Bader Ginsburg, décédée le 18 septembre, avait 87 ans.

(5) Du nom d’Alexandria Ocasio-Cortez, jeune élue démocrate du Bronx, à New York, à la Chambre des représentants en 2018, issue de l’immigration latino et très à gauche.

(6) La contestation des résultats en Floride a duré du 7 novembre au 12 décembre 2000, quand la Cour suprême a décidé d’interrompre le recomptage des voix, et donné ainsi la victoire à George W. Bush contre Al Gore.

(7) Le président élu prend ses fonctions le 20 janvier suivant l’élection.

Monde
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