Les limites de l’imagerie coloniale
L’exemple d’une carte postale où pose Béhanzin, roi déchu du Dahomey, montre que le souverain, quoique vaincu par la puissance française, ne renonce pas à s’opposer à l’impérialisme.
dans l’hebdo N° 1625 Acheter ce numéro
Modeste document que cet ultime portrait du roi Béhanzin avant sa mort à Alger en 1906. Il est l’œuvre de Jean Geiser, qui possède un studio photographique à Alger. Cliché d’un monarque africain vaincu, il interroge cependant nos lectures trop rapides de l’imagerie coloniale et de ses mécanismes de pouvoir. Au premier regard, le spectateur contemple, en une majesté fatiguée par l’exil, l’ex-roi du Dahomey esclavagiste qui siège entouré de sa famille. Déchu en 1892, il résista aux troupes françaises avant de se rendre en 1894. Il fut déporté en Martinique et les autorités françaises n’acceptèrent son retour en Afrique qu’en 1906. La carte postale, en l’exhibant banni et défait, est une image parmi des milliers d’autres attestant sous une forme ou une autre – de l’érotisme au portrait anthropologique – d’une domination. La machine photographique transforme les lieux, les populations et les pouvoirs du monde colonisé en objets cadrés. Elle produit des images qui peuvent circuler sur des supports ordinaires, manipulables par tous. Rien n’a fait hésiter la main qui, masquant presque le visage du monarque, écrit un message trivial de bonne année qui vient l’abaisser un peu plus. Le portrait de Béhanzin atteste d’une capture à la fois physique et visuelle. Comme d’autres projets photographiques des peuples dominés, il établit une hiérarchie. Dans le cas de Béhanzin, l’image bruisse en outre de rumeurs d’horreurs africaines. L’écho des reportages sur les sacrifices humains du Dahomey est encore vivace. Le roi, devenu personnage, est englué dans des récits remplis d’un « gore colonial » qui fait alors florès. À bien des égards, cette carte postale documente ce que l’Europe projette sur et de l’Afrique.
Contre les tropismes identitaires
Voilà un essai piquant qui devrait provoquer quelques remous dans la grande maison de l’histoire. L’auteur est l’un des pionniers d’une histoire dite « connectée », c’est-à-dire qui décentre le regard pour observer des phénomènes à une autre échelle qu’européocentrée et surtout pour déjouer les pièges identitaires d’une histoire trop focalisée sur une approche nationale. C’est pourquoi il se lance dans un inventaire des tropismes identitaires pour les dénoncer. À droite bien sûr, mais aussi à gauche et notamment dans l’histoire marxiste. Le livre ne se veut pas scientifique, et certaines affirmations sont hâtives, mais il est à saluer comme un ouvrage un peu poil à gratter de certitudes trop installées.
L. D. C. et M. L.
_Faut-il universaliser l’histoire ? _Sanjay Subrahmanyam, CNRS éditions, 144 pages, 15 euros.
Ce portrait de Béhanzin est une carte postale. Ces lettres-images sont très populaires au début du XXe siècle grâce à la globalisation postale en cours. Entre France et Afrique, des individus éparpillés maintiennent des liens avec leurs proches à travers ces modestes impressions. La carte postale est elle-même le résultat d’une chaîne de production globale. Bien des studios en Afrique font produire leurs cartes en Europe, où les coûts sont plus bas. Les imprimeurs y apposent des légendes inventives ou colorisent les images sans souci de réalisme. Produit hybride, la carte postale coloniale est une intersection. Très vite, ce sont des studios ouverts par des photographes africains qui proposent leur imagerie, signe que le médium, là encore, échappe aux schémas simplistes. L’archive photographique coloniale est ainsi le reflet d’une histoire inéluctablement partagée.
Daniel Foliard Maître de conférences à l’université de Nanterre, vient de publier Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, La Découverte.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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