L’université à l’épreuve du Covid
Déjà confrontées à un manque de moyens et de personnels, les facultés gèrent une rentrée chaotique sous l’effet de la crise sanitaire. Des enseignants tirent le signal d’alarme.
dans l’hebdo N° 1623 Acheter ce numéro
R ien n’a été pensé en amont, aucun enseignement n’a été tiré des erreurs commises au printemps dernier, aucun budget n’a été alloué aux aménagements nécessaires. » C’est ce qu’on appelle une déclaration sans concession. Elle émane des témoignages de neuf enseignant·es que la rentrée universitaire inquiète particulièrement, et vient heurter les certitudes indécemment affichées par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Début septembre, cette dernière affirmait à deux journalistes du Figaro : « Les établissements sont prêts à recevoir les étudiants. » La ministre semblait oublier que les établissements en question n’avaient alors pas encore reçu la dernière circulaire de son ministère, détaillant « les recommandations sanitaires à même de permettre aux établissements d’organiser la rentrée universitaire dans les meilleures conditions et d’accueillir le plus grand nombre d’étudiants possible ». Elle leur sera communiquée le lundi 7 septembre, soit quatre jours après l’interview de Frédérique Vidal.
Loin d’apporter des solutions aux problèmes exprimés sur le terrain, le document donne aux établissements le choix de fonctionner comme bon leur semble, tout en les appelant à favoriser le présentiel. À l’université d’Aix-Marseille, on instaure un fonctionnement hybride, où les promos sont divisées en deux groupes. L’un assiste aux cours magistraux, l’autre les suit à distance, et on inverse les rôles chaque semaine. À Lyon-II, même fonctionnement, tandis qu’à Lyon-III on fait le choix d’exiger la présence de l’ensemble des étudiant·es, au mépris des mesures de distanciation physique. Les élèves mettront moins d’un mois pour lancer une pétition réclamant de pouvoir « bénéficier d’un système de cours à distance ». Elle récolte plus de 2 400 signatures. Un scénario similaire se déroule à la Sorbonne. Sur les réseaux sociaux, les vidéos de couloirs et d’amphithéâtres bondés se multiplient et le #balancetafac rencontre un franc succès. Les images d’étudiant·es assis·es par terre, on y est habitué. Mais, cette année, les vidéos choquent un peu plus qu’à l’accoutumée. Car les jeunes y portent un masque et prennent des risques en venant s’agglutiner en cours contre leur volonté. « Ce qu’on observe en cette rentrée, c’est une mise en lumière des problèmes que connaît l’université depuis longtemps, déplore une enseignante lyonnaise, la conséquence des politiques économiques qui y sont menées depuis des années. »
Le ministère de l’Enseignement supérieur refuse depuis la rentrée d’assumer la moindre responsabilité quant à la propagation du virus à l’université. Fin septembre, on apprend qu’un tiers des clusters français concerne les écoles et les fac. Pour autant, la communication du gouvernement ne bouge pas d’un pouce. Frédérique Vidal, reprise par des responsables d’établissement, maintient que le virus se propage en dehors des murs de la fac, lors de soirées étudiantes. « Cette assertion fausse rejette la faute sur les étudiants et cache les grandes difficultés matérielles qu’ont les universités à tenir les consignes », assènent une dizaine de profs, qui ont décidé de témoigner à Politis. « “Insouciants”, c’est le dernier mot qui me viendrait à l’esprit pour décrire mes étudiants. Je trouve qu’ils sont assez courageux de tenir dans ces conditions », ajoute un jeune enseignant de Nanterre.
Ces professeurs s’inquiètent pour leurs élèves et s’alarment d’un constat conjoint : « Avec la crise sanitaire, les inégalités traditionnellement observées entre les étudiants d’une même université et entre les différents instituts universitaires explosent. » Au-delà de la fracture numérique subie par certains jeunes, c’est la fracture socioculturelle qui inquiète bien davantage. « Les plus fragiles sont emportés par la vague Covid », alerte une enseignante de l’université d’Aix-Marseille. Avec les cours à distance, il devient plus difficile, voire impossible, de solliciter les profs afin de leur poser une question. Pour pallier ce manque d’interaction, la plupart renvoient à des lectures d’ouvrages scientifiques, qui constituent une dépense non négligeable, ou se débrouillent pour trouver des ressources en accès libre sur Internet.
In fine, la distance renforce l’autonomie, laquelle risque de laisser sur le bord de la route des jeunes ayant particulièrement besoin d’un accompagnement tout au long de leur adaptation au modèle universitaire. Une situation qui touche particulièrement les premières années, pour qui « cette rentrée est catastrophique », selon une enseignante. Comme plusieurs de ses collègues, elle insiste aussi sur l’invisibilisation des jeunes femmes, renforcée par la tenue de cours à distance : « J’ai parfois l’impression de ne faire cours qu’à des hommes. Déjà, en présentiel, les étudiantes prennent beaucoup moins la parole, mais elles ont au moins en face d’elles un professeur pour les regarder avec bienveillance et les encourager à s’exprimer. »
En cette rentrée 2020, l’effectif étudiant est d’un peu plus de 2,7 millions dans l’enseignement supérieur, selon les chiffres prévisionnels du gouvernement. C’est près de 60 000 jeunes de plus que l’année dernière. Une augmentation qui s’explique en partie par le taux de réussite exceptionnellement élevé au baccalauréat cette année. Face à cette arrivée massive, les créations de postes de personnels universitaires n’ont pas explosé pour autant. Alors que « des candidats à l’embauche, il y en a ! » rappelle un enseignant de Nanterre, membre du collectif Université ouverte, évoquant les « 800 personnes sur liste d’attente pour des postes de maître de conférences en sociologie ».
Depuis le 12 octobre, les universités doivent toutes passer à un mode de fonctionnement hybride, c’est-à-dire un remplissage maximal de 50 % des capacités d’accueil de leurs amphithéâtres et de leurs salles de travaux dirigés (TD). Dans l’idéal, des groupes de TD divisés en deux nécessiteraient deux profs pour dispenser le cours en même temps. Bien sûr, le scénario n’est pas tout à fait celui-ci. « Réduire les effectifs revient à diviser le programme en deux », témoignent plusieurs collègues, dont l’un se fait sévère : « On propose une licence au rabais. » Face à ce constat et aux difficultés à dispenser des cours de -qualité dans des conditions si détériorées, nombre d’enseignant·es redoublent d’efforts, à leurs propres dépens.
« C’est soit moi qui morfle, soit les étudiants. » Tel est le dilemme de beaucoup. C’est une attachée temporaire d’enseignement et de recherche (Ater) qui le résume. Elle gagne 900 euros par mois. Car, derrière le ras-le-bol, derrière chacun des témoignages, il y a la précarité. Doctorant·es contractuel·les ou non, vacataires, Ater, post-doctorant·es… Plusieurs sont autoentrepreneur·ses et travaillent pour le privé à côté de leurs heures d’enseignement, d’autres touchent le chômage en complément de leurs revenus faméliques. Celles et ceux qui ont accepté de témoigner, sous couvert d’anonymat, l’assurent : « Les mesures prises pour gérer au mieux la crise sanitaire reposent sur les précaires de l’Université. »
La liste est longue, mais loin d’être exhaustive : « Surplus de travail et d’efforts non rémunérés tels que des déplacements dans toute la France, des réunions de travail, de très nombreux e-mails pour rassurer les étudiants, remise à plat des cours, voire réécriture, dédoublement de ceux-ci, etc. » Des charges supplémentaires que peuvent difficilement assumer des profs qui se trouvent dans des situations instables, même psychologiquement, parfois.
« Un doctorant qui ne déprime pas, ce n’est pas un bon doctorant », lançait le directeur du département des études doctorales de l’ENS Paris-Saclay durant une réunion de rentrée. Sans aucune sécurité de l’emploi, à des postes pour lesquels la demande est énorme, remplaçables, les profs se retrouvent à accepter chaque directive sans contester, se décarcassent pour répondre à toutes les exigences hiérarchiques. « Nous sommes déjà dans une situation qui nous met dans un état instable, angoissant. Nous nous retrouvons aujourd’hui à devoir gérer une situation complètement inédite avec très peu de soutien des hiérarchies et du gouvernement, avec des étudiants paniqués en face de nous », résume une vacataire. Alors on relativise, comme ce membre de l’Université ouverte qui lance : « La situation a un mérite, c’est d’encourager la remobilisation des personnels. »
Les personnels universitaires étaient invités à se rassembler, le 13 octobre, dans des dizaines de villes de France pour clamer leur rejet de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), « gigantesque machine à précariser et à privatiser », selon l’Université ouverte. Témoins inquiets mais pas résignés par la destruction progressive de l’enseignement supérieur public, qui n’a pas attendu le Covid-19.
Manon, 21 ans
Master 1 psycho à l’université d’Aix-Marseille
« On a eu notre première semaine de cours à distance, puis on est passé en « hybride » pendant deux semaines, avant de repasser en distanciel. Hybride, ça veut dire qu’on avait cours en demi-groupe pour pouvoir garder nos distances dans les salles. Moi, j’y allais tout le temps, parce qu’on était toujours moins de la moitié des effectifs. Je me concentre plus facilement quand j’assiste aux cours.
Le distanciel donne un sentiment de désorganisation générale. Parfois, on reçoit le lien d’un cours en visio à 9 h 30 alors qu’il était censé débuter à 9 heures. Hier, on a attendu pendant une heure que la professeure arrive à régler ses problèmes de connexion et, finalement, le cours a été annulé. Depuis la rentrée, j’ai eu plein de cours annulés à cause de problèmes techniques. En distanciel, je reste chez moi et c’est plus dur de me mettre au travail. Je n’ose pas aller à la bibliothèque universitaire parce que le wifi y est défaillant. Heureusement, face aux problèmes, notre promo est très solidaire. »
Lilou, 18 ans
Licence 1 psycho à l’Université catholique de Lyon
« Notre promo est divisée en deux groupes afin que l’on puisse respecter les distances dans les salles. La moitié de ma promo va dans l’amphi avec la prof, l’autre suit le cours à distance. En TD [travaux dirigés], cependant, on ne peut pas laisser une place d’écart entre nous, faute d’espace. Ça reste beaucoup mieux organisé que ce qu’on a connu au lycée à la fin de l’année dernière. Ce qui est pénible, c’est de devoir porter le masque tout le temps.
La vie étudiante est inexistante. On n’a pas eu de soirée d’intégration alors que tout le monde nous en parlait. C’est dommage qu’on ne puisse pas faire la fête. J’avais hâte de connaître ça, de connaître les boîtes de nuit. Je suis majeure depuis des mois et je ne suis jamais allée en boîte ! Quand on rentre chez nous le soir, on a qu’une envie, c’est de retirer le masque, de se reposer, mais il faut travailler. On a l’impression d’être rigoureux en cours, de bien respecter les règles, mais de ne pas être récompensés. On pourrait au moins faire un bal masqué, non ? »
Anaïs, 23 ans
Master 2 édition à l’université Grenoble-Alpes
« Je n’ai pas d’ordinateur, donc c’est difficile pour moi de travailler à distance, d’autant que, dans notre master, on a besoin de travailler sur des logiciels. J’ai peur de ne pas pouvoir aider mes camarades pour les travaux de groupe. On nous a fait passer un questionnaire en début d’année pour savoir si on était équipé pour le distanciel. J’ai dit que je n’avais pas d’ordinateur et que j’étais en résidence Crous avec un wifi instable, mais pour l’instant il n’y a pas eu de suite.
Cette rentrée est vraiment bizarre, tout paraît abstrait. J’ai l’impression de passer à côté, que l’année est en pause. Pourtant, c’est une année importante pour nous, celle qui précède notre entrée dans le monde du travail, celle où l’on doit écrire un mémoire, faire un stage. Les professeurs ne savent même pas si les stages seront maintenus. Alors j’ai un peu mis mes recherches en pause, parce que je ne sais pas quoi attendre de la suite. Difficile de se mettre au travail quand on ne sait pas à quoi tout ça va nous servir. »
Lysandre, 18 ans
Licence 1 sociologie à Rennes II
« À Rennes II, on n’est que 50 % des effectifs, en cours magistral comme en TD, depuis la rentrée. Dans la même journée, on a des cours en présentiel et en distanciel, mais, comme je n’habite pas à Rennes, je ne peux pas faire les allers-retours chez moi, donc je viens toute la journée à la fac et je me mets à la bibliothèque pour suivre les cours en visio.
Dans certaines matières tout est très bien organisé, mais dans d’autres c’est compliqué. Il y a beaucoup d’informations qui nous arrivent par de nombreuses sources différentes et on en loupe, forcément. Parfois, je ne comprends rien à ce qu’on nous demande. Pour une première année d’études supérieures, ce n’est pas très gai. Le masque met une distance avec les autres, comme la place d’écart qu’on doit respecter en cours. C’est plus dur d’aller vers les gens. Quand on enlève le masque, on a l’impression d’être nu. Tout le monde nous dit que la fac, c’est « les meilleures années ». Super, les meilleures années ! »