Mains d’œuvres, à Saint-Ouen : L’art au cœur de la cité

Haut lieu de la vie culturelle en Île-de-France, dont l’existence a longtemps été menacée, Mains d’œuvres a pu rouvrir ses portes et défend plus que jamais sa vision du bien commun.

Jérôme Provençal  • 28 octobre 2020 abonné·es
Mains d’œuvres, à Saint-Ouen : L’art au cœur de la cité
© Jeanne Frank

Ayant vu le jour en 1998, sous le statut d’une association loi 1901, Mains d’œuvres se présente comme un « lieu de création et de diffusion, de recherche et d’expérimentation, destiné à accueillir des artistes de toutes disciplines et des initiatives citoyennes ». En bref : un effervescent vivier artistique et social. Installée à Saint-Ouen dans le quartier du marché aux puces, entre les murs imposants d’un vaste bâtiment (4 000 m²) appartenant à la ville, cette structure d’un genre nouveau – on parle aujourd’hui de « tiers-lieu » – a ouvert ses portes au public en 2001.

Proposant des événements réguliers (concerts, expositions, spectacles, etc.), accueillant des artistes en résidence ou en répétition, abritant une école de musique, disposant d’espaces de travail partagés, le lieu s’est affirmé comme une place forte du paysage culturel francilien, particulièrement active sur le terrain des musiques actuelles. Après une première décennie d’existence très positive et engageante, la situation s’est peu à peu détériorée, surtout à partir de 2014, année où la mairie de Saint-Ouen a été conquise par William Delannoy (UDI).

Au cours de son mandat, l’édile va tout mettre en œuvre – à commencer par une suppression de la subvention municipale – pour terrasser (et se débarrasser de) Mains d’œuvres, accusée de ne pas s’adresser à la population de Saint-Ouen et de provoquer des nuisances sonores. Son but ? Installer à la place un conservatoire municipal de musique et de danse – sachant qu’il en existe déjà un (abrité dans le château de Saint-Ouen).

À la suite du non-renouvellement du bail, arrivé à terme le 31 décembre 2017, le conflit se durcit. Après un long affrontement judiciaire, ponctué par un jugement du tribunal de grande instance de Bobigny favorable à la Mairie de Saint-Ouen, William Delannoy ordonne l’expulsion de Mains d’œuvres le 8 octobre 2019 avec l’appui de la préfecture de Seine-Saint-Denis – une expulsion musclée, au petit matin, sous une pluie battante…

Se retrouvant à la rue, l’association va pourtant réussir à maintenir son activité grâce à la solidarité des habitants et de responsables d’autres lieux. Dès le lendemain de l’expulsion, des parents d’élèves vont ainsi proposer d’accueillir des cours de l’école de musique.

15 janvier 2020, l’espoir renaît : l’expulsion est annulée pour vice de procédure, Mains d’œuvres bénéficie d’un délai de 18 mois pour conclure un nouveau bail avec la municipalité. Pas question pour autant de crier victoire, d’autant que le bâtiment, totalement emmuré et laissé à l’abandon depuis le fatidique 8 octobre, se trouve en piteux état : il a pris l’eau, des plafonds sont tombés, les issues de secours sont obstruées…

« Le retour a été très dur à vivre, confie Juliette Bompoint, directrice de Mains d’œuvres depuis 2015. Tout avait été fait pour nous empêcher d’utiliser le lieu. Une fois encore, il nous a fallu enclencher une grande dynamique collective pour parvenir à remettre le bâtiment en état. Nous avons lancé une campagne de crowdfunding et cherché des soutiens de toutes parts. »

Les travaux ont été finalisés début septembre, le coût total du chantier gravitant autour de 150 000 euros. Après validation de la commission de sécurité, Mains d’œuvres a pu rouvrir ses portes officiellement le 10 septembre. Auparavant, fin juin, un autre événement décisif pour l’avenir du lieu s’est produit : la défaite de William Delannoy au second tour des élections municipales de Saint-Ouen.

Or, Karim Bouamrane (PS), le nouveau maire, s’est clairement engagé à maintenir Mains d’œuvres dans son bâtiment actuel. Adjoint à l’Aménagement, au Développement urbain durable, aux Finances et à la Communication, Adel Ziane – par ailleurs ami d’enfance de Juliette Bompoint – le confirme : « Mains d’œuvres doit s’inscrire pleinement dans la politique culturelle menée par la municipalité. Plus généralement, nous voulons développer la richesse artistique de Saint-Ouen, qui comprend plusieurs autres lieux et associations très dynamiques, notamment Espace 89 et Commune Image. »

La subvention supprimée par William Delannoy devrait être rétablie et un nouveau bail négocié, l’objectif étant de « sécuriser » le bâtiment et de pérenniser l’activité. Des travaux supplémentaires (notamment d’isolation phonique et thermique) sont également envisagés à moyen terme. En attendant, Juliette Bompoint se réjouit de pouvoir faire fonctionner à nouveau le lieu. « À Mains d’œuvres, nous défendons la production d’art pour la ville comme une fin et non pas un moyen. Nous avons une conscience forte de l’intérêt collectif et du bien commun. J’ai vraiment à cœur de développer un projet intelligent dans la ville, expose-t-elle. À court terme, j’espère retrouver une relation apaisée avec tous nos partenaires. J’aimerais également que ce que nous avons déjà pu mettre en place soit pleinement reconnu, en particulier toutes nos actions vis-à-vis de la jeunesse (éducation, insertion). Ce n’est pas la part la plus visible de l’action de Mains d’œuvres, mais elle a beaucoup d’importance pour nous, a fortiori dans un département dont la population est très jeune. »

La joie de la reprise d’activité se trouve néanmoins ternie par les mesures de -protection sanitaire dues à la pandémie de Covid-19 qui entraînent, entre autres restrictions, une limitation importante de la jauge – fait très dommageable car Mains d’œuvres vit en majorité (à hauteur de 60 % environ) de ses ressources propres, générées notamment par la billetterie.

Depuis le 17 octobre, s’est ajouté le couvre-feu imposé dans toute l’Île-de-France chaque soir à partir de 21 heures – ce qui réduit encore un peu plus le champ d’activité de la structure, notamment pour les studios de répétition, accessibles de 9 heures à minuit en temps normal. Quant aux événements, concerts et autres, ils ont été reprogrammés avec des horaires ajustés en conséquence. Prévue le 5 décembre, la rituelle grande fête d’anniversaire paraît hélas très incertaine à l’heure qu’il est «Comme tout le secteur culturel, nous prenons cette crise de plein fouet, déclare Juliette Bompoint. Nous naviguons à vue et nous essayons de nous adapter le mieux possible aux contraintes. »

La saison 2020-2021 arbore ainsi un credo tout à fait de circonstance : « Embrasser la contrainte, savourer la tourmente ». Conçue en synergie avec le collectif Sur/Mesure, la programmation se déploie en trois cycles. Se concentrant sur l’évolution des sociétés et de l’environnement, le premier cycle (septembre-décembre 2020), Respire !, propose notamment des opérations de « Guerilla Gardening » à divers endroits de la ville. Intitulé Rêve !, le deuxième cycle (janvier-mars 2021) permettra de partager des expériences esthétiques et poétiques sous le signe de l’ouverture au monde. Quant au troisième et dernier cycle (avril-juin), Parle !, il est consacré à l’évolution du langage et à la liberté d’expression – problématiques ô combien sensibles et saillantes de nos jours.

Mains d’œuvres, 1, rue Charles-Garnier, Saint-Ouen, www.mainsdoeuvres.org

Culture
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