« Manuel de civilité biohardcore » : La vie en vert fluo
Le Manuel de civilité biohardcore nous apprend à retourner les travers de la civilisation contre elle-même. Avec subversion et humour.
dans l’hebdo N° 1624 Acheter ce numéro
Le Manuel de civilité biohardcore est une bombe étrange. Clair comme un mode d’emploi (réussi), opaque comme certains poèmes (réussis aussi). Avec la rage d’un tract anarcho-autonome et l’humour d’un film d’horreur – ou de pornographie. Son but ? Nous donner les moyens les plus barrés pour détruire notre univers urbain, en pervertissant ses outils et ses vocables. Nous permettre de revenir au noyau dur de la vie.
Noyau dur de la vie, autrement dit : « bio-hard-core ». « Je tourne autour de cette notion depuis mes débuts, explique le poète belge Antoine Boute. Mais le mot m’est apparu il y a dix ans quand j’ai organisé un festival biohardcore illégal et caché dans la forêt. Avec lui, je refuse de laisser l’écologie à la seule bien-pensance pour qu’elle soit plus radicale, plus marrante. »
L’expérience commence dès la prise en main. Entre tradition et détournement, couverture et quatrième sont des pages de bande dessinée en « gaufrier », avec effet vache-qui-rit. Un·e lecteur·trice muni·e du livre y suit les instructions mises au point par les trois auteurs, le poète Antoine Boute, le graphiste Stéphane De Groef et le dessinateur Adrien Herda.
« J’avais depuis longtemps envie de travailler avec Antoine, explique Stéphane De Groef. Mais ses textes sont tellement imagés que l’image devient redondante. Alors nous avons tout écrit ensemble. Une fois les idées en place, nous dégagions six étapes. Antoine rédigeait les instructions. Nous décidions quoi dessiner. Je faisais le lettrage, la structure de la planche en photomontage, puis je la divisais en deux – pour Adrien et moi – et je choisissais la gamme de crayons de couleur. » Bien gras, ceux-ci saturent les cases de tons complémentaires, d’aplats réalistes et de signalétique léchée. Le crayon à papier altère à peine le blanc des cartouches ; le texte, à la réglette, devient respiration.
Ce qui frappe ici : la cohérence, l’insolence et la beauté du système. Le Manuel de civilité biohardcore secompose de planches -indépendantes, à de rares exceptions en épisodes. Elles s’organisent toujours autour de titres mystérieux et underground, ironiques et politiques : « Île flottante et survivalisme post-humain », « Humilité viande », « Anarchie interespèce ». Puis se décomposent en consignes numérotées afin d’apprendre à créer un aquapark avec les larmes des pauvres, à rendre accro aux orties plutôt qu’au Roundup ou à choper la fréquence sonore de l’ensauvagement. Une toile se tisse dans laquelle évolue toute une faune d’animaux sauvages, libérés ou non identifiés (sangliers cosmiques japonais), d’humains étranges (pilote d’avion « non anthropocentré », artiste contemporain, mâle alpha, zombies heureux), entre ville, forêt et univers.
Avec le Manuel de civilité biohardcore, on rêve d’anarcho-kermesses et de transes, d’échappées belles en forêt et d’émeutes douces. « La civilisation, ok, c’était cool, mais là, ça suffit, déclare Antoine Boute dans le teaser du manuel. Il nous faut de puissantes fêtes égales à la vie nue, au luxe drôle, triste et fluo d’être vivant. » Les actions prônées sont dingues, jouissives. Mais dérisoires. Car une réalité bien flippante sous-tend le manuel : la destruction totale, de l’espèce humaine notamment, ne saurait être évitée. Ce qui pourrait ne pas être une mauvaise chose, plutôt une révolution, cette « sorte de blague que la vie se fait à elle-même en se radicalisant », s’amuse Antoine Boute. Ou pour reprendre un intermède poétique du manuel : « nous croyons à un retour / du monde sur lui-même / comme une sorte / de vague / une vague dont / le pitch est / la forêt / l’intensivité / chimique / et électrique / de la forêt. »
Alors oui, suivons l’instruction finale, avec mouette blanche, décharge rose, larmes bleues et tractopelles jaunes. « 1) De bonne humeur et désespéré, lire ce livre. 2) Chialer à jamais. 3) Faire un tas global avec la misère du monde local. 4) Disparaître. Rigoler. » Ajoutons-y ici la nôtre : relire, faire passer.
Manuel de civilité biohardcore, Antoine Boute (texte), Stéphane De Groef (lettrage et dessin) et Adrien Herda (dessin), Frémok/Tusitala, 64 pages, 24 euros.