Nouvelle page d’histoire pour la plage

Lieu des plaisirs et de la liberté au siècle dernier, le bord de mer est devenu un lieu-refuge à l’heure des mégafeux. Mais le réchauffement climatique menace à l’avenir l’existence même de ces étendues de sable.

Elsa Devienne  • 14 octobre 2020
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Nouvelle page d’histoire pour la plage
Sur une plage de Californie, alors qu’un incendie s’est déclaré, le 6 décembre 2017.
© MARK RALSTON / AFP

En janvier 2020, nous observions déjà avec un mélange d’horreur et de fascination ces photographies venues d’Australie et montrant des milliers de personnes qui, sous la menace des feux, se réfugiaient sur la plage, le tout sur un fond couleur d’ambre. Huit mois plus tard, c’est au tour de la côte ouest des États-Unis de prendre une étrange teinte orangée. De l’Oregon à la Californie du Sud, une série de mégafeux fait des ravages dans cette région depuis la mi-août, quand plusieurs facteurs météorologiques – chaleur intense, vents violents, déluge d’éclairs – se sont déclarés au même moment. Là encore, les Californiens ont trouvé refuge – contre la chaleur et la pollution – sur les plages. Dans le comté de Los Angeles, où le thermomètre est monté jusqu’à 49 °C le 6 septembre, mais aussi à San Francisco, la plage fait figure de lieu-refuge, d’oasis de fraîcheur sur une planète livrée aux incendies.

L’année 2020 aura sonné le glas de la plage synonyme de liberté et d’insouciance. La transition a commencé en janvier, en Australie, mais elle s’est accélérée à partir du mois de mars, avec le coronavirus. Au printemps, les plages ont servi d’espace où oublier un peu la crise sanitaire, s’évader, du moins jusqu’à ce que les fortes chaleurs n’arrivent. Car, à l’été, des milliers de plages à travers le monde, jugées trop bondées, ont été fermées par les autorités afin de limiter la propagation du virus. Là où elles sont restées ouvertes, elles ont fait le régal des journalistes qui ont montré du doigt ces foules d’insouciants venus se serrer les uns contre les autres en pleine pandémie.

Féministes de choc

À l’heure où d’aucuns disent que « les féministes sont devenues folles », qu’elles « vont trop loin » et que les anciennes féministes étaient plus sages, la merveilleuse bande dessinée de Lisa Lugrin, Albertine Ralenti et Clément Xavier vient apporter un nécessaire, salutaire et jouissif démenti ! Car les suffragettes brossées dans ces pages tentent d’arracher le droit de vote à coups de genoux dans les roubignolles, de clés de bras et de marteaux ! Dans l’Angleterre du début du XXe siècle, Edith Garrud entraîna en effet des militantes contre la police qui réprimait violemment les manifestantes ! Autodéfense, auto-organisation, émancipation d’un féminisme déterminé qui soulève les femmes, les corps des femmes contre le patriarcat. À l’époque, on disait aussi qu’elles allaient trop loin !

Laurence De Cock et Mathilde Larrère

Jujitsuffragettes. Les Amazones de Londres Lisa Lugrin (dessin), Albertine Ralenti (couleur), Clément Xavier (scénario), Delcourt, 2020, 136 pages, 21,90 euros.

Nous sommes loin des images d’Épinal qui ont fait l’histoire de la plage dans le monde occidental : les ouvriers qui prennent leurs premiers bains de mer en 1936 ; le baiser enflammé de Burt Lancaster et Deborah Kerr dans Tant qu’il y aura des hommes ; Brigitte Bardot, insouciante et fière, sur la plage de Cannes en 1953, etc. Cet espace que l’historien Alain Corbin a qualifié de « territoire du vide » pour ce qui est du XVIIIe siècle, quand il était encore celui des épaves, des pirates et des invasions, s’est rapidement rempli au siècle suivant. Autour du début du XIXe siècle, explique l’historien du sensible, les grèves mornes d’autrefois sont devenues « la plage », un espace désiré, où de nouveaux plaisirs et de nouvelles manières d’être s’inventent. Au cours du XXe siècle, c’est une véritable « ruée vers le sable » qui se déclenche, et les plages s’encombrent de nouvelles infrastructures et d’une nuée d’adeptes à la recherche d’évasion et, bientôt, d’un délicieux bronzage. C’est là que s’inventent « les corps d’été », nous dit l’historien Christophe Granger, et un nouveau rapport au corps, entre relâchement de soi et souci des apparences. Avec l’invention du bikini, puis la révolution du monokini, la plage devient érotique. Bras, jambes, fesses, seins : sur la plage, c’est la fête du regard.

Il est vrai que la controverse du burkini, à l’été 2016, avait déjà fait de l’ombre à cette histoire riante des littoraux. Les photographies d’arrestations, dans un lieu associé à la liberté et au relâchement des règles, ont rapidement fait scandale. Pas assez de nudité pour certains, trop pour d’autres (cet été, plusieurs femmes ont été sommées de remettre le haut de leur maillot de bain sur des plages du sud de la France), la plage a toujours été un espace où le corps des femmes est scruté, réglementé.

Ce qui est nouveau cette année, c’est l’impression que la plage est le dernier refuge sur une planète en proie au chaos climatique et épidémiologique. Alors que le nombre de canicules va forcément augmenter dans les années à venir, en lien avec la crise climatique, les plages vont devenir de plus en plus précieuses, alors même que leur avenir est en suspens. Les scientifiques affirment en effet que plus de 75 % des plages de la planète sont menacées de disparaître en raison de la montée des eaux, de la plus grande fréquence des tempêtes et de l’érosion. Il est temps désormais de réécrire l’histoire de la plage et d’accepter la réalité qui nous fait face : nous voici à l’ère de la plage-refuge, mais aussi de la plage qui disparaît.

Elsa Devienne Maîtresse de conférences en histoire à l’université de Northumbria à Newcastle (Royaume-Uni). Spécialiste de l’histoire des États-Unis et d’histoire environnementale, Elsa Devienne a publié _La Ruée vers le sable. Une histoire environnementale des plages de Los Angeles au XXe siècle__,_ Éditions de la Sorbonne, 2020.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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