Téléperformance : un business pas très social
[Portrait] Daniel Julien, PDG de Teleperformance, a fondé un empire sur l’externalisation et la délocalisation de la « relation client ». Un modèle brutal pour ses salariés.
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Âmes sensibles, s’abstenir : Daniel Julien, c’est une avalanche de chiffres à faire tourner la tête. 13 millions d’euros de rémunération globale en 2019 et un rapport de 1 à 1 255 entre ses émoluments et ce que coûte en moyenne un employé de son groupe, Teleperformance. Le salaire mensuel avoisine les 360 euros aux Philippines, où cet empire de la relation client emploie 47 800 personnes (sur un total de 331 000 salariés dans 80 pays). Et les multinationales pour lesquelles travaille Teleperformance doivent débourser moins de 3 euros pour une heure de conversation entre leurs clients et un téléconseiller situé au Cameroun (un tarif dix fois moins élevé qu’en France).
Teleperformance affiche une croissance qui fait frémir les investisseurs en Bourse. Son cours explose à partir du début des années 2010 (+1 008 % en dix ans, soit onze fois mieux que la moyenne du CAC 40). La multinationale, dont la valeur est estimée à 12 milliards d’euros, appartient désormais à des fonds d’investissement (1) et figure depuis le 22 juin dans le cercle très fermé des quarante -entreprises françaises les mieux cotées. Des performances qui gonflent d’autant la rémunération du grand patron et fondateur, qui n’est plus propriétaire que de 2 % de sa création mais perçoit 64 % de sa rémunération en actions et 2,7 millions d’euros de dividendes en 2019.
Les clés de son succès ? « De l’amour […] mais également de la discipline et des process », juge l’intéressé dans un de ses rares entretiens, accordé en 2017 au magazine spécialisé En-Contact. Il se conçoit comme un général charismatique de ce qui constitue, selon lui, les « armées du XXIe siècle », à savoir les centres d’appels. Personnage atypique et peu commode, Daniel Julien stimule et épuise ses proches collaborateurs : « Il pigeait les trucs au quart de tour, mais il était capable de lancer une réunion en disant : “Vous ne l’ouvrez que si vous avez quelque chose d’intelligent à dire.” Ça calme », se souvient dans le même média une de ses premières assistantes dans les années 1980, Corinne Fleischman.
Son groupe, Teleperformance, a surtout réussi à appliquer mieux que tous ses concurrents une recette implacable : proposer clés en main aux grandes entreprises la gestion de leur service client. En France, dans les années 1990, c’est l’heure de la privatisation des grands réseaux publics. Les télécoms et l’énergie deviennent des marchés hyperconcurrentiels, où tous les acteurs cherchent à comprimer leurs coûts pour ne pas être distancés dans la course au « low cost ». Daniel Julien est l’un des premiers à sentir monter la vague. Il décide de recentrer sa société de télémarketing à l’ascension fulgurante sur l’« expérience client ».
Les donneurs d’ordre qui sous-traitent à Teleperformance impriment une pression financière et un « pilotage par la performance » (selon le jargon du métier) impitoyables, avec comme unique marge de manœuvre la gestion des ressources humaines (2). Daniel Julien applique un modèle industriel et enclenche en 2000 un mouvement de délocalisation qui répond dans le milieu au doux nom d’« offshorisation ». La main-d’œuvre dans les pays pauvres est bon marché et elle « monte en compétence » de manière tangible. En France, au rythme des plans sociaux, les effectifs sont divisés par trois en dix ans (3) et l’Hexagone ne représente plus qu’un petit caillou (4) dans la chaussure (vernie) du fondateur, désormais installé à Miami. « Nous ne sommes plus qu’une plateforme de lancement pour l’offshore, déplore Samira Alaoui, déléguée syndicale centrale CGT. Les opérations sont montées en projet pilote en France avant d’être transférées aux centres d’appels à l’étranger. »
Teleperformance se diversifie encore, en rachetant des concurrents tous azimuts. Elle sous-traite des pans entiers de l’activité des entreprises, comme le recouvrement de créance ou la gestion financière, et lance des services d’interprétariat par téléphone. Depuis des décennies déjà, les États externalisent eux aussi leurs relations extérieures. Teleperformance gère ainsi plusieurs numéros verts, comme celui du « grand débat national » ou du Covid-19 – une activité très lucrative (5) –, et son service TLS Contact s’occupe des demandes de visa de nombreux pays, pour le compte de l’État français notamment, en se rémunérant sur les « frais de service » facturés aux demandeurs.
Pendant ce temps-là, dans les centres d’appels, le travail des téléconseillers est cadencé par une batterie d’indicateurs de performance et un arsenal de logiciels organisant le travail, constamment sous contrôle. Ils doivent parfois suivre des scripts ou multiplier les « placements de produit », et l’heure est désormais au déploiement d’outils d’intelligence artificielle capables d’analyser la voix des téléconseillers pour lire leurs émotions. « Il y a un niveau d’exigence extrême, tout est chronométré et la moindre déconnexion du logiciel [de monitoring] de deux ou trois minutes, même lorsque c’est à cause d’un bug informatique, est décomptée de votre paye », témoigne Samira Alaoui. Les opérateurs gagnent légèrement plus que le Smic, avec des primes de performance de quelques dizaines d’euros. « En dix-neuf ans de maison, je n’ai connu que quatre -augmentations générales des salaires, retrace Issam Baouafi, délégué syndical central SUD. L’intéressement est plombé par l’endettement de notre filiale. Teleperformance France est toujours déficitaire. » De quoi accroître le sentiment d’un manque de reconnaissance et la souffrance professionnelle, qui affleurent dans beaucoup de centres. « Vous revenez le soir fatiguée, déçue, écœurée, aigrie », témoigne Carole Estingoy, conseillère clientèle depuis huit ans chez Teleperformance, dans une lettre envoyée à sa direction au moment de quitter l’entreprise, victime d’un burn-out. Elle dénonce notamment la « verticalité [du management] qui donne le vertige » et la « posture cynique et froide » des dirigeants face aux alertes remontant des plateaux.
« Le métier de téléconseiller est épuisant et pas toujours assez bien payé au regard de sa difficulté intrinsèque, mais il permet au moins d’évoluer », élude Daniel Julien dans son interview à En-Contact. Quoi qu’il en soit, le social n’est pas son business ! « Ce n’est qu’au sein d’économies où demeure une forme de rigidité, de “ligne Maginot” sociale, que le développement de nos métiers s’avère délicat : en Italie, en France, en Allemagne », décrypte-t-il. Ailleurs, l’avenir est radieux pour le « self-made-man » et ses successeurs.
Le fonctionnement du groupe a été éclairé d’une lumière crue par la crise du coronavirus. Nombre d’activités non essentielles ont continué, malgré le confinement. Aux Philippines, où atterrissent notamment les appels des clients états-uniens de Teleperformance, des téléconseillers ont été contraints de dormir sur le sol, dans les couloirs et les zones de travail de leur centre d’appels, pendant les trente jours de couvre-feu imposés par le gouvernement à cause du Covid-19, apprend-on dans une « notification spécifique » déposée devant l’OCDE par la fédération syndicale internationale UNI Global Union (6). Les absences n’étaient pas rémunérées et le télétravail proscrit, parce que beaucoup de téléconseillers gèrent des données confidentielles.
La plainte consigne également des cas de répression antisyndicale, dans un groupe qui se « caractérise par une absence de syndicats, notamment en dehors de l’Europe occidentale (7) ». Quatre porte-parole du centre d’appels de Bogota ont été licenciés après un arrêt de travail spontané, indique notamment l’UNI Global Union. L’insuffisance des mesures sanitaires a été signalée partout dans le monde, et l’inspection du travail française a même mis en demeure, pour ce motif, le centre d’appels de Blagnac, qui reçoit notamment les appels du numéro vert d’information sur le Covid-19.
D’un point de vue comptable, en revanche, Teleperformance a pour le moment passé la crise du coronavirus sans embûches, avec un chiffre d’affaires en hausse de 5 % au premier semestre 2020 et une marge de 9,5 % (en baisse de 3,3 points).
Un tel écart de rémunérations, avec une réalité quotidienne aussi brutale, est-ce indécent ? Manuel Jacquinet, spécialiste des relations client et lui-même ancien consultant pour des centres d’appels, ne veut pas entrer sur le terrain moral. Le journaliste, rédacteur en chef et éditeur du magazine En-Contact, qui n’aime pas qu’on dépeigne cette « industrie particulièrement dure » par une image aussi sombre, souligne le talent du fondateur de Teleperformance : « C’est un très grand visionnaire, il a créé en partie ce marché et il a su se bagarrer alors que les relations avec les donneurs d’ordres sont parfois rugueuses et que l’environnement concurrentiel, vif, agit comme une lessiveuse », témoigne l’observateur.
Puisque Teleperformance ne traite qu’avec des entreprises, il n’a pas besoin de soigner son image de marque. Choquer n’est donc pas un problème. En revanche, augmenter les salaires et baisser les dividendes grèverait son taux de marge et hypothéquerait sa « success story » en Bourse. L’entreprise ne veut pas non plus risquer de perdre des clients aussi puissants et exigeants qu’Apple, Google ou Amazon. Ce serait une trop belle offrande à ses nombreux concurrents, qui déploient tous le même modèle et guettent le moindre signe de faiblesse.
« Et vous êtes fiers ? Fiers de quoi ? accuse Carole Estingoy dans son courrier. D’avoir une voiture qui en jette et une maison qui rend jaloux votre voisin, sur le dos des salariés à qui vous accordez les miettes ? Votre coquille est peut-être enveloppée d’une couche d’or, mais elle reste cruellement vide en son antre. »
(1) En particulier Fidelity Investments, The Vanguard Group, NN Investment Partners et BlackRock.
(2) La masse salariale représente 66 % du chiffre d’affaires de Teleperformance en 2018.
(3) Teleperformance invoque notamment la baisse d’activité des opérateurs SFR, Orange et Bouygues Telecom pour justifier les suppressions d’emplois en 2016.
(4) 5 % du chiffre d’affaires et 2 % des effectifs.
(5) 30 % de marge, selon Les Échos,soit près de trois fois plus que la relation client.
(6) Dans sa réponse, Teleperformance « dément avec la plus grande fermeté l’ensemble des allégations portées par UNI Global Union » et « exprime son indignation devant des accusations aussi graves qu’infondées ».
(7) Teleperformance ne reconnaît aucun syndicat en Grèce, où travaillent 8 200 personnes, ni au Royaume-Uni, où elle employait 7 833 personnes en 2018, précise par exemple la plainte de l’UNI Global Union.