2022, l’union est-elle encore possible ?

Depuis plusieurs mois, une nébuleuse d’initiatives s’est mise en place pour défendre une dynamique unitaire à gauche. La candidature de Jean-Luc Mélenchon bouscule le paysage.

Barnabé Binctin  • 18 novembre 2020 abonné·es
2022, l’union est-elle encore possible ?
© THOMAS SAMSON/AFP

Rien de nouveau à première vue. À dix-huit mois de l’élection présidentielle, la grande famille de gauche retrouve ses deux serpents de mer préférés : les grands appels à l’union d’un côté, une nouvelle candidature de Jean-Luc Mélenchon de l’autre. Depuis plusieurs mois, les boucles WhatsApp et Telegram chauffent en continu, au gré du confinement et des tribunes qui se multiplient pour défendre une candidature commune en 2022.

C’est sur le plateau du JT de TF1 que le leader de La France insoumise a quant à lui « présenté » la sienne, comme une façon d’« allumer une lumière [au] bout du tunnel ». Si ses intentions étaient connues de tous, et attendues publiquement pour cet automne, son officialisation a malgré tout suscité son lot de réactions faussement effarouchées : il y a ceux qui regrettaient le timing, en pleine crise pandémique, ou ceux qui s’étonnent (encore) d’une personnalisation du pouvoir.

Une stratégie largement assumée chez les insoumis : « Cela fait longtemps qu’on défend la figure tribunitienne. On ne va pas jouer un match de hand alors qu’on nous propose un match de foot ! On est malheureusement encore dans la Ve République, il faut incarner si on veut gagner », explique Éric Coquerel, député LFI. De son côté, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon joue l’heureuse surprise devant les 150 000 signatures de soutien récoltées en quelques jours, gage de son « investiture populaire ». La politique reste un jeu de dupes savamment orchestré – là non plus, rien de nouveau.

2012, 2017 et donc 2022, désormais : comme pour François Mitterrand, Jean-Luc Mélenchon veut croire que la troisième sera la bonne. Comme lui également, il a choisi un 8 novembre pour l’annoncer. À la différence, notable, qu’il se lance un an plus tôt que l’ancien président socialiste à l’époque (8 novembre 1980). Une façon, pour Jean-Luc Mélenchon, de devancer les grandes manœuvres qui ont débuté.

« On ne va pas se cacher que les forces politiques des gauches et des écologistes préparent chacune leur candidature, de leur côté. Même le PCF réfléchit pour l’heure à sa propre candidature », regrette Elsa Faucillon, députée communiste et tenante d’une autre ligne à l’intérieur de son parti. Pour contrecarrer cette dispersion annoncée et défendre une dynamique plus unitaire, elle a lancé le « Big Bang » avec Clémentine Autain, au sortir d’élections européennes où les deux camarades de l’Assemblée nationale dressent le même bilan d’« un affaiblissement de la gauche ».

Depuis, le Big Bang est devenu un espace d’échanges réguliers qui rassemble différents responsables d’EELV, de LFI, du PCF, de Génération·s. Surtout, l’initiative a fait des émules, entraînant dans son sillage d’autres tentatives de convergence. En mai, le journaliste Guillaume Duval et l’ancien député PS Christian Paul lançaient « Initiative commune », qui rassemble aujourd’hui la plupart des états-majors politiques de gauche, jusqu’au PS, par le biais d’une liste de discussion WhatsApp, active quotidiennement. En octobre, une grande majorité de ces acteurs signait, aux côtés d’autres figures comme Thomas Piketty ou Cyril Dion, l’« Appel des 1 000 », avec une pétition au titre explicite – « 2022 (vraiment) en commun ». Le mouvement social n’est pas en reste, à l’image de la coalition « Plus jamais ça », structurée autour de la CGT, de Greenpeace et d’Attac, regroupant plusieurs organisations syndicales et associatives qui ont travaillé à un plan de sortie de crise, dont les 34 mesures présentées en juin pourraient tout à fait esquisser un début de programme commun.

Enfin, à la mi-octobre, une « Rencontre des justices », mélangeant activistes et entrepreneurs en tout genre, s’est également donné un mandat assez clair : « Malgré nos différences passées, il est désormais indispensable de nous réunir pour relever les grands défis des dix années à venir, à commencer par 2022. » Les résultats de leurs premiers travaux sont attendus pour le 8 décembre.

Étrange tectonique des plaques où différents continents – certains préfèrent parler d’« archipel » – se rencontrent et se recoupent régulièrement, parfois de façon informelle. Ou comment l’éparpillement des initiatives de rassemblement tente d’empêcher l’éparpillement des forces politiques : « On s’est dit qu’à essayer plusieurs choses en même temps, il y en aurait peut-être une qui finirait par marcher, justifie ainsi Guillaume Duval. Nous sommes dans une logique de complémentarité, pas du tout de concurrence. »

De fait, au carrefour de toutes ces démarches reviennent souvent les mêmes noms. Du côté de la société civile, Guillaume Duval, mais également Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac, ou Claire Lejeune, coordinatrice de Résilience commune. Et, côté politique, Clémentine Autain, Éric Piolle, Manon Aubry ou encore Aurore Lalucq. Ces artisans du rassemblement s’avancent sur une ligne de crête, pris dans les contingences de leur propre appareil partisan. Car cette question du rassemblement est une ligne de fracture qui divise tous les partis politiques.

Ainsi d’EELV, tiraillé entre deux stratégies distinctes : d’un côté, l’autonomie d’une candidature écologiste, prônée par Yannick Jadot, qui pourfend toute idée d’alliance avec Jean-Luc Mélenchon, au lendemain de sa candidature. « Un logiciel politique qui n’est pas le mien », selon l’eurodéputé écologiste (déclaration sur France Info, le 10 novembre) ; de l’autre, une stratégie d’ouverture, que porte notamment Éric Piolle au sein d’EELV. Le maire de Grenoble, qui s’est entretenu deux fois cet été avec Jean-Luc Mélenchon, ne ferme aucune porte : _« Sa candidature ne l’empêchera pas d’être attentif aux dynamiques qui se jouent, à côté. À nous de continuer à construire ce rassemblement autour d’un projet de rupture radical et pragmatique dans lequel Jean-Luc aurait toute sa place. »

De son côté, Manon Aubry se refuse également à insulter un peu trop tôt l’avenir : « Est-ce que c’est nous ou le chaos ? Non, parce qu’on ne gagnera pas comme ça, on n’y arrivera pas tout seuls. Je pense vraiment que l’histoire n’est pas écrite pour cette présidentielle, y compris de notre côté », estime ainsi l’eurodéputée LFI (1).

L’annonce de Mélenchon ne risque-t-elle pas, toutefois, de tuer dans l’œuf tous ces vœux de rassemblement ? « Cela change évidemment le paysage, mais je ne crois pas pour autant que cela condamne nos efforts. Cela rend simplement nos démarches plus urgentes encore. De ce point de vue, la déclaration de Mélenchon pourrait presque avoir un effet catalyseur, plutôt positif : on ne peut plus attendre si on veut éviter un feu d’artifice d’initiatives individuelles qui se soldera par quatre ou cinq candidatures au bout du compte », veut croire Guillaume Duval. Le report des élections régionales et départementales, a priori en juin, pourrait l’y aider : jusqu’alors, la perspective de cette échéance au printemps était un argument massue pour les forces politiques, bien décidées à se compter dans les urnes une dernière fois avant d’entamer d’hypothétiques négociations. Mais difficile de repousser d’autant ce calendrier, surtout si le peuple de gauche fait entendre sa voix d’ici là.

« On a bien senti qu’on avait été accueillis fraîchement par les partis politiques, ça ne les arrangeait pas de travailler à cette union, ce n’était pas leur agenda, raconte Elsa Faucillon. En revanche, dans le monde associatif, syndical ou intellectuel, cette idée que nous courons à la catastrophe si nous partons divisés est beaucoup plus forte. » Une idée, notamment, fait son chemin dans ces différentes sphères : celle de présenter une équipe plutôt qu’un candidat unique. « Pourquoi pas un “shadow gouvernement”, ou un ticket Président-Premier ministre ? Il faut réfléchir à tout ça », admet Manon Aubry.

Reste que, pour l’heure, les voies concrètes de ce rassemblement restent floues. « Tout cet écosystème va-t-il continuer à écrire de beaux textes pour se raconter de belles histoires, ou va-t-il enfin se structurer, avec des fonds et une architecture un peu plus professionnelle, pour se donner les moyens de ses ambitions ? » s’impatiente l’un de ses membres actifs. Face au risque du « darwinisme sondagier » pour départager les forces en présence, la petite musique d’une grande primaire revient à intervalles réguliers. Éric Coquerel n’y croit pas : « L’élection présidentielle à gauche n’est pas un problème d’ego, mais de ligne politique ! Il y a trop d’incompatibilités entre une ligne d’accommodement avec le système et notre ligne de rupture. »

Une façon de pointer le véritable obstacle qui se dessine sur le chemin du rassemblement : celui du périmètre. En l’occurrence, le PS y a-t-il sa place ? Et quel PS ? Difficile à imaginer du côté des insoumis. En face, à force de répéter qu’il n’a cessé d’appeler au dialogue, Olivier Faure a fini par pourfendre l’irresponsabilité de Mélenchon après son annonce : « C’est Emmanuel Macron qui s’en réjouit. Si tout le monde raisonne à l’identique de JLM, le rassemblement de la gauche ne se réalise pas et on sait ce que sera le deuxième tour de la présidentielle. Auquel cas, il faudra arrêter de dire que Macron n’est pas supportable puisque tout le monde fait tout pour lui dérouler le tapis rouge… » Pour l’heure, le principal blocage réside sûrement dans cet impossible dialogue entre insoumis et socialistes. Une situation qui semble désespérer Sandra Regol, secrétaire nationale adjointe d’EELV, très impliquée dans ces processus collectifs : « On met tellement d’énergie dans les insultes et les anathèmes… c’est la vieille maladie infantile de la gauche. » Un autre serpent de mer, en somme.

(1) Lire l’entretien avec Manon Aubry sur Basta!