À Saint-Étienne, le symptôme de la pauvreté

La métropole de la Loire recense les taux d’incidence de la maladie les plus élevés de France. Ces chiffres ne sont pas une surprise dans ces communes marquées par la précarité.

Oriane Mollaret  • 4 novembre 2020 abonné·es
À Saint-Étienne, le symptôme de la pauvreté
La métropole stéphanoise connaît un taux d’incidence du Covid-19 plus de deux fois supérieur à celui du Grand Paris, pourtant dix fois plus dense.
© PHILIPPE DESMAZE/AFP

Il était une fois Saint-Étienne, ses mines de charbon et sa fameuse équipe de foot au maillot vert. Aujourd’hui, les crassiers qui entourent la ville témoignent d’une époque révolue. Les chômeurs ont remplacé les mineurs et l’âge d’or des Verts semble bien lointain. Mais, depuis la deuxième vague de Covid-19, Saint-Étienne attire à nouveau l’attention médiatique. Pour une fois, « Sainté » devance Lyon et même Paris.

La métropole stéphanoise, qui regroupe 53 communes et plus de 400 000 habitant·es, recense les taux d’incidence de Covid-19 les plus élevés du pays. Dans l’ensemble de la métropole, ce taux est de 1 102 pour 100 000 habitant·es, d’après les données de Santé publique France en date du 28 octobre. À titre de comparaison, il est de 866 dans la métropole de Lyon, pourtant cinq fois plus dense, et de 496 dans la métropole du Grand Paris, dix fois plus dense. C’est Le Chambon-Feugerolles, petite ville de la métropole stéphanoise, qui détient le record national avec près de 1 400 habitants touchés sur 100 000. Dans les communes métropolitaines voisines, Firminy, Rive-de-Gier, Saint-Chamond et à Saint-Étienne même, il est autour de 800. Que se passe-t-il donc dans la métropole stéphanoise ?

Incivilités, complotisme et promiscuité

Place Chavanelle, dans le centre-ville de Saint-Étienne, plusieurs habitant·es profitent du soleil en ce premier jour de confinement. Les conversations vont bon train, les embrassades aussi, les masques sous le nez ou le menton. « Saint-Étienne, c’est un peu à part », explique Sébastien, fataliste. Le jeune homme, originaire de Saint–Chamond, cherche un appartement. Il revient de neuf mois passés en Nouvelle-Zélande, un des pays les moins touchés par l’épidémie. « Dans la région stéphanoise, je pense que nous sommes très touchés à cause de l’incivilité des gens, affirme-t-il. C’est incroyable de voir tant de personnes sans masque ou qui l’enlèvent pour parler avec les amis qu’ils croisent… C’est ridicule de bêtise, surtout quand on a vu comment cela peut se passer à l’étranger dans une population plus respectueuse des consignes. »

Lætitia est une enfant du pays. Elle a grandi au Chambon-Feugerolles et vit désormais à Firminy dans un logement HLM avec son bébé. Elle s’exaspère du non-respect des gestes barrières dans son quartier. « Le tabac et le bar sont fermés, mais les jeunes sont tous devant sans masque, explique-t-elle d’un ton affligé. Certains ont plusieurs attestations sur eux, avec plusieurs motifs et heures de sortie. » Lætitia est extrêmement prudente pour protéger sa fille, considérée comme vulnérable, et l’indifférence de certain·es la met en colère. « Mon voisin m’a dit que, pour Halloween, il avait invité des ami·es et leurs enfants à venir faire la fête chez lui ! s’écrie-t-elle, excédée. À force de voir que la majorité s’en fout, de moins en moins de gens font attention. Même dans ma propre famille ! » Pour elle, ces comportements individuels sont à mettre en lien avec l’environnement : « C’est l’effet quartier. Ici, les gens sont déconnectés de la réalité. Ils ne font plus confiance au gouvernement. J’entends beaucoup de discours complotistes, comme quoi le gouvernement aurait lancé le virus pour exterminer une partie de la population et ainsi sauver la planète… »

Pendant le confinement du printemps, les centres sociaux de la Loire sont restés ouverts pour épauler les personnes dans le besoin. « Cette crise sanitaire est un révélateur des inégalités sociales que nous dénonçons depuis des années, constate tristement Julie Bossuet, directrice générale de la Fédération des centres sociaux de la Loire et de la Haute-Loire. Saint-Étienne est une ville très précaire. Un quart des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, les logements sont indécents et des zones entières de la ville sont désertées, en particulier le centre-ville. Je suis convaincue que la situation sanitaire actuelle est due à ces conditions de vie, à la précarité et à la promiscuité. »

Chômage et bas revenus

Les chiffres de l’Insee tendent à lui donner raison. En 2017, dans la métropole de Saint-Étienne, 18 % des habitant·es vivaient sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec 1 041 euros par mois pour une personne seule. D’après la Caisse d’allocations familiales (CAF), en 2012, près de 40 % des familles vivaient avec des bas revenus et trois enfants ou plus, un pourcentage bien plus élevé que dans les métropoles de Lyon et de Grenoble.

Toujours d’après l’Insee, dans la métropole, deux tiers des logements, en grande majorité des appartements de trois pièces, ont été construits entre 1946 et 1990. À Saint-Étienne, les immeubles décrépits et les façades aveugles parlent d’eux-mêmes. Le centre -historique, restauré, ne parvient pas à cacher l’état de délabrement général, les commerces condamnés, les bâtiments à moitié démolis et les nombreuses pancartes « À vendre ». En face de la gare, des immeubles modernes aux couleurs criardes vantent des résidences « de standing » dans une tentative désespérée d’attirer de nouveaux·elles résident·es.

Pour mettre en lumière les conditions de vie à Saint-Étienne et alentour, Julie Bossuet et ses collègues ont demandé aux habitant·es de témoigner de leur vécu du premier confinement. « Je suis au chômage, je ne sais pas ce que ça va donner, s’inquiète l’un d’eux. J’espère que je vais avoir un complément de la CAF ou de Pôle emploi… » « Mon mari ne touchera pas ses primes, je ne sais pas comment on va faire », renchérit une autre. « Je dois me déplacer pour récupérer mon RSA, mais il y a moins de bus qu’avant, déplore un troisième. Je me suis fait emmener par des connaissances, mais c’est une prise de risque supplémentaire pour moi ou les autres. » « Ceux qui nous gouvernent ne pensent plus aux gens d’en bas », résume un quatrième.

« C’est la vraie misère sociale », réagit Anne-Marie Fauvet, directrice des services de la protection de l’enfance de la Loire. Elle coordonne les actions de prévention de rue d’éducateurs spécialisés auprès des jeunes du Chambon-Feugerolles et de La Ricamarie, la commune voisine. « Ce sont des communes populaires, explique-t-elle. Au Chambon, les grands ensembles ont été remplacés par des maisons individuelles, mais les habitants ont gardé les mêmes habitudes de vie. C’est l’ambiance des quartiers. Les gens se connaissent tous, ont l’habitude de se voir souvent, de rendre visite aux membres de leur famille qui sont leurs voisins… À La Ricamarie, la situation sanitaire va se dégrader. C’est la commune la plus pauvre de la Loire, avec de grandes barres d’immeubles. Il n’y a pas assez de place. »

Au-delà de la précarité et de la promiscuité, il semble que ces villes évoluent sous cloche. « Les jeunes sont tout le temps dehors, constate Anne-Marie Fauvet. Ils ne se sentent pas bien concernés, ils sortent peu de leur commune, ils sont boulonnés à leur quartier. On a des gamins pris dans la consommation de stupéfiants à bloc. Quand ils émergent, il y en a dont je ne suis pas sûre qu’ils aient pris conscience de la crise sanitaire. »

Pour ces jeunes comme pour les plus âgé·es, le marché du travail est impitoyable. Dans la métropole stéphanoise, en 2017, le taux de chômage était de 16,2 % chez les 15-64 ans. Plus de la moitié des actifs sont des ouvriers ou des employés des secteurs du commerce, de l’alimentaire ou des services, en première ligne donc pendant le confinement. « Beaucoup de jeunes sont en décrochage scolaire, déplore Anne-Marie Fauvet. Leur avenir était déjà incertain, mais il l’est encore plus aujourd’hui avec la crise économique qui se profile. Il y a les comportements individuels, certes, mais aussi un environnement territorial à prendre en compte pour comprendre la situation sanitaire. »

Comme au printemps, le centre social du Chambon-Feugerolles restera ouvert pour soutenir la population. Pour son ancienne présidente, Claude Laurenson, le fait que la commune soit extrêmement touchée par le virus n’est pas une surprise. « C’est très important de prendre en compte les conditions de vie de la population de cette vallée ouvrière qui est maintenant une vallée de chômeurs, explique-t-elle. Le taux de pauvreté augmente constamment ainsi que le nombre de familles monoparentales et de demandeurs du RSA. Les jeunes au RSA n’ont souvent pas de projet d’avenir et vivent chez leurs parents, dans une certaine promiscuité. Les appartements sont petits, pas rénovés et mal isolés. Il y a aussi beaucoup de personnes âgées qui vivent seules. »

Comme Julie Bossuet, Claude Laurenson estime que la crise sanitaire a servi de catalyseur aux inégalités sociales existantes. L’année dernière, pour faire réagir les pouvoirs publics, soixante organisations de la Loire et de la Haute-Loire, dont la Fédération des centres sociaux, la Cimade ou encore ATD-Quart Monde, ont lancé le mouvement du « Pacte du pouvoir de vivre ». « Nous avons formulé plusieurs revendications très concrètes pour améliorer les conditions de vie des habitants, notamment la création d’un fonds national pour aider financièrement les locataires, détaille Claude Laurenson. Aujourd’hui, cette revendication nous semble prioritaire, tout comme la revalorisation du RSA et son accès aux personnes de moins de 25 ans. »

Alors que la France est reconfinée, Claude Laurenson tire le signal d’alarme : « Entre le premier et le deuxième confinement, rien n’a changé ! La situation s’est même aggravée pour les familles monoparentales et les étudiants, qui étaient déjà en situation de grande précarité et qui ont subi une perte de revenus. La situation sanitaire risque de se dégrader davantage. »

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