Grande dépression

Une société qui perd le discernement au point de ne plus pouvoir démêler le vrai du faux est vulnérable à toutes les démagogies. C’est le moment pour la gauche d’être responsable, et d’offrir de vraies perspectives unitaires.

Denis Sieffert  • 18 novembre 2020
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Grande dépression
© SEBASTIEN LAPEYRERE / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Si l’on avait encore le droit de rire sans autorisation du gouvernement, je citerais volontiers le titre d’un sketch de Pierre Desproges : « Le doute m’habite ». L’humoriste jouait sur une ressemblance de sonorité un peu coquine qu’il n’est peut-être pas nécessaire de préciser ici. Mais le fait est que le doute nous habite. C’est même la marque de l’époque. Encore faut-il apprendre à ne pas douter de tout. Le doute se nourrit de peurs et d’incertitudes que personne n’est capable de dissiper. À quand la disparition de ce virus qui martyrise nos vies sociales et affectives ? Pour combien de temps encore le masque, l’isolement, le décompte quotidien des morts ? Signe des temps incertains, l’annonce de l’arrivée prochaine de vaccins a immédiatement suscité de nouveaux doutes : dans leur empressement concurrentiel, les grands labos ne vont-ils pas nous inoculer le poison ? Le pays de Descartes est celui qui, en Europe, manifeste le plus de craintes face à la performance annoncée des chercheurs. Une majorité de nos concitoyens refuseraient même de se soumettre à la fameuse petite piqûre. On peut pourtant imaginer que les labos jouent gros, et que leurs profits, cette fois, sont corrélés à la santé publique. Les sceptiques se classent en deux catégories : ceux qui se promettent d’attendre pour voir ; et ceux qui ne voudront pas de ce vaccin ni demain ni après-demain. La méfiance des premiers est compréhensible. Le soupçon perpétuel des seconds l’est moins. S’il était massif et durable, il pourrait finir par poser un problème à la collectivité.

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Car c’est l’une des singularités de cette crise sanitaire. Nos choix personnels engagent nos proches, et bien au-delà, en raison de la contagiosité et du caractère exponentiel du mode de diffusion de la maladie. De là à proclamer dès maintenant qu’il faudra rendre le vaccin obligatoire, comme l’a fait, Yannick Jadot, ce n’est peut-être pas le plus urgent… Une autre inquiétude, qui fait apparaître une potentielle opposition entre l’intérêt des labos et le bien de l’humanité, concerne les pays pauvres. Seront-ils servis aussi vite et aussi bien que nous autres ? Plus généralement, notre doute prend aussi une dimension sociale. Notre économie vacille. Les chiffres donnent le vertige. Des milliers de faillites, des centaines de milliers de chômeurs supplémentaires, des jeunes privés de tout, et auxquels on refuse le RSA, et trois cent mille sans-abri. Le coronavirus sera-t-il notre crise de 1929 ? Nous sommes au bord d’une grande dépression, dans tous les sens du mot, macroéconomique et psychique. Des économistes ont beau nous répéter qu’il ne s’agit pas, cette fois, d’une crise du « système », des conséquences irréversibles sont tout de même en train de semer la misère et de creuser les inégalités. D’où le cri d’alarme d’une centaine de maires qui soulignent la dégradation de la situation dans les quartiers populaires, « angle mort du plan de relance ». Le « quoi qu’il en coûte » macronien est loin du compte.

Que va-t-il sortir de cet épais brouillard ? La France est confrontée à une terrible crise de confiance. Il faut en chercher les causes quelques décennies en arrière. Le ralliement social-démocrate au néolibéralisme, les reniements du quinquennat Hollande, le confusionnisme politique d’Emmanuel Macron, la perpétuelle injustice à l’égard des catégories populaires, tout cela venant après les grands bouleversements géopolitiques de la fin des années 1980, ont creusé un gouffre d’incertitudes et de défiances. Certains de nos concitoyens en viennent à douter de tout, et à s’inventer d’étranges croyances. Le doute et la crédulité font parfois bon ménage.

À l’extrémité, cela donne le complotisme et cette vidéo à la fois grotesque et criminelle, qui va jusqu’à prétendre que le virus est une invention de l’Institut Pasteur. Un ton en dessous, cela donne la mise en doute de toutes les décisions du gouvernement. Il est vrai que celui-ci, après le mensonge des masques, s’est rendu coupable d’imprévision et d’impréparation, notamment dans les écoles, quand, au cœur de l’été, on a cru un peu vite « les jours heureux revenus ». Après quoi, on est bien obligés de subir ce reconfinement « light » et ces plans d’urgence sanitaire qui malmènent la démocratie. Et on assiste, impuissants, aux drames de ces petits commerces poussés au bord de la faillite, et aux atermoiements autour du télétravail (« qui n’est pas une option », comme dit Élisabeth Borne dans sa novlangue technocratique) qui n’est toujours pas encadré, comme le demandent les syndicats, et comme s’y refuse le patronat.

Le doute concerne aussi les lendemains politiques. À qui va profiter le virus ? Certains ministres semblent déjà préoccupés d’attirer les consciences sur le terrain identitaire pour échapper à la question sociale. Ceux-là contribuent à rendre l’humeur idéologique, comme aurait dit Bourdieu, encore plus inquiétante. Une société qui perd le discernement au point de ne plus pouvoir démêler le vrai du faux est vulnérable à toutes les démagogies. C’est le moment pour la gauche d’être responsable, de ne pas exciter des colères qui n’ont pas d’objectifs, de ne pas entonner en permanence l’air du soupçon, et d’offrir de vraies perspectives unitaires qui redonnent un peu de confiance au pays. N’oublions pas cette leçon des années 1930 : le doute et la peur finissent trop souvent par favoriser les partisans de régimes autoritaires.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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