Jaurès rappelle à l’ordre Blanquer
Dans sa fameuse lettre aux instituteurs et institutrices, le penseur socialiste critique sans concession « l’évaluonnite aiguë », une tendance puissamment renforcée par les marottes du ministre.
Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a annoncé la décision d’annuler, pour la session 2021 du baccalauréat, les E3C (épreuve commune de contrôle continu) pour les classes de Première et de Terminale. L’imposition au forceps de ces épreuves, dans le cadre de la réforme Blanquer du bac aux termes du décret du 16 juillet 2018, avait fait l’objet d’une puissante vague de contestation, tant des enseignants que des élèves, au début de l’année 2020. Les protestations avaient eu lieu de manière concomitante au mouvement de lutte contre la réforme des retraites.
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Francis Daspe est président de la commission nationale Éducation du Parti de gauche et impliqué dans La France insoumise. Il est co-auteur de deux livres sur l’éducation.
Est-ce à dire que Jean-Michel Blanquer a fini par obtempérer aux remarques, pour le coup anticipatrices, exprimées par Jean Jaurès dans sa lettre aux instituteurs et institutrices du 15 janvier 1888 ? Le croire, ou même seulement faire semblant de le croire, se révèle vraiment difficile. Car le passage concerné fut oublié (en réalité en bonne et due forme censuré) de la version qui devait être lue aux élèves à la suite de l’assassinat du professeur Samuel Paty. Cachez ce passage dérangeant que je ne saurai voir ! Ces quelques lignes prenaient en effet une résonnance particulière. Elles offraient de fait un réquisitoire cruel et impitoyable pour les réformes engagées par le ministre Blanquer. Jugez-en plutôt avec la version complète occultée :
J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence !
Autrement dit, une critique sans concession de « l’évaluonnite aiguë » qui dénature l’acte d’enseigner, tendance puissamment renforcée par les marottes du ministre, la systématisation d’évaluations nationales à tous les échelons et le recours croissant aux neurosciences.
Cet extrait fait resurgir une actualité brûlante, condamnant incontestablement la réforme du baccalauréat, qui le transforme d’examen final anonyme en vulgaire contrôle continu, agrémenté d’une kyrielle d’évaluations intermédiaires dans le cadre notamment des E3C. C’est modifier en profondeur le bac, diplôme national préservant quoi qu’on puisse en dire l’égalité territoriale entre tous les lauréats, mutant en diplôme local (voire même localiste) ne garantissant plus grand-chose. Cette dérive s’inscrit dans la pente menant à la territorialisation de l’école et à sa balkanisation. Convenons que cela constitue bien un fil rouge des trois derniers quinquennats.
Une réforme destructrice du bac
La suppression des E3C, même rebaptisées en cette rentrée épreuves communes pour tenter d’en évacuer la réalité intrinsèque de contrôle continu (l’incontournable vol du sens des mots une fois de plus à l’œuvre…), offre une respiration bienvenue pour les enseignants de lycée. Sans parler des lycéens soumis à un stress en croissance exponentielle, en lien de surcroît avec les modalités d’affectation dans l’enseignement supérieur définies par Parcoursup. Elle est également l’occasion de mettre en lumière l’ineptie de ceux et de celles qui, dans une veine co-gestionnaire de fort mauvais aloi, avaient crû limiter les dégâts en négociant la mise en place d’épreuves pouvant être assimilées à un « examen en cours de formation » : les E3C. Ce fut un échec total. Les E3C n’ont rien retranché à la perte de l’égalité territoriale de ce diplôme, validant même la réforme dans son ensemble, pourtant toujours contestée et pareillement nocive. Les E3C ont au contraire apporté un supplément considérable de complications et de tracasseries les plus diverses dans le quotidien aussi bien des professeurs que des élèves. Ou l’art d’illustrer un marché perdant et perdant, conformément aux travers habituels de la cogestion !
La suppression (temporaire) des E3C constitue une étape. Elle doit d’abord devenir définitive. Elle doit ensuite se doubler de la suppression du cœur de la réforme tant rejetée et honnie : le passage du bac en contrôle continu. Car l’annulation bienvenue des E3C, en réalité bien davantage subie et contrainte, ne doit pas servir d’effet d’aubaine au ministre Blanquer pour avaliser définitivement la réforme d’un bac renforcée dans sa logique de contrôle continu. Il reste, avec les sessions 2021 et 2022, au mieux deux ans à Jean-Michel Blanquer pour invalider sa réforme destructrice, et revenir à un examen pleinement républicain. Sans quoi, il s’agira de renverser la table (1) à la présidentielle de 2022, afin d’instituer enfin l’école de l’égalité et de l’émancipation (2), c’est-à-dire celle de la 6° République (3). Car écartons d’avance toute idée que Jean-Michel Blanquer puisse devenir un tant soit peu jaurésien… Et dans le même ordre de raisonnement ne comptons pas non plus sur celles et ceux qui constituent la cause d’une partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés pour défendre et promouvoir l’école de la République.
(1) 2022. Pour renverser la Table à la présidentielle, Francis Daspe, éditions du Borrego, 2020.
(2) L’école du peuple. Pour l’égalité et l’émancipation, François Cocq et Francis Daspe, éditions Bruno Leprince, 2012.
(3) Manifeste pour l’école de la 6° République, Paul Vannier et Francis Daspe, éditions du Croquant, 2016.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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