La parole aux scientifiques : Déplacés et migrants climatiques
« Les catastrophes provoquent trois fois plus de déplacements que les conflits. »
dans l’hebdo N° 1629 Acheter ce numéro
Alice Baillat, experte associée à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et chercheuse à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS)
Il est primordial de faire quelques précisions de vocabulaire : parler de déplacement met clairement l’accent sur le caractère forcé du mouvement, alors que la « migration » peut aussi caractériser un mouvement volontaire et choisi. La migration, dans le contexte du changement climatique, peut aussi être une stratégie d’adaptation pour les individus et leurs communautés, qui augmentent leur résilience, grâce à la diversification des sources de revenus ou bien l’envoi de fonds par les migrants à leurs familles.
De nombreuses enquêtes de terrain se concentrent sur le lien entre migrations, déplacements et changement climatiques mais donner des chiffres n’est pas évident car les facteurs environnementaux et économiques s’entremêlent.
L’Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC), estime qu’en 2019, environ 25 millions de déplacements dans le monde sont dus à des catastrophes (cyclones, inondations, tempêtes…) – une même personne pouvant être déplacée plusieurs fois dans l’année. L’IDMC affirme que les catastrophes provoquent trois fois plus de déplacements dans le monde que les conflits.
La Banque mondiale estime qu’à l’horizon 2050, 143 millions de personnes seront déplacées à l’intérieur de leur pays à cause des dégradations de l’environnement, qui ne sont pas forcément des catastrophes mais aussi des dégradations progressives comme l’érosion, la désertification et la hausse du niveau de la mer. Notamment dans trois hotspot : en Amérique latine, en Afrique subsaharienne et dans l’Asie du sud.
L’Amérique du nord et la côte Atlantique sont également régulièrement touchées par des ouragans extrêmes, causant de nombreuses pertes humaines, matérielles, économiques. La tendance montre une augmentation du nombre de déplacements car les catastrophes sont plus nombreuses et intenses. Mais il y a une diminution du nombre de morts depuis 40 ans grâce aux progrès en matière de gestion des catastrophes de pays comme le Bangladesh, pourtant très pauvre, surpeuplé, vulnérable…
Concernant les trajectoires, la très grande majorité de ces migrations dites climatiques sont internes, sur de courtes distances, souvent une migration rurale/urbaine ce qui gonfle le phénomène d’urbanisation, amplifiant des problématiques internes. L’Europe n’est pas la destination première des migrants. Un villageois du Sahel – région à la croisée de facteurs environnementaux, économiques, sécuritaires…- rejoint d’abord la grande ville la plus proche, puis, s’il n’y trouve pas d’opportunités, essayera dans le pays voisin et dans le dernier cas, il tentera la traversée de la Méditerranée.
S’il n’y a toujours pas de reconnaissance d’un statut juridique spécifique pour les déplacés, migrants, réfugiés climatiques, on voit tout de même que cette question fait son chemin dans les agendas politiques, et objets de nombreuses initiatives internationales, régionales, nationales. Et il y a une reconnaissance croissante de la nécessité d’adapter les politiques pour prendre en compte ces migrations dans les négociations climatiques, le pacte mondial sur les migrations de 2018… Les phénomènes de migrations ont été inscrits dans les textes de négociations sur le changement climatique aux conférences de Copenhague (2009) et de Cancun (2010), et l’Accord de Paris (2015) a engendré une task force sur les questions de mobilités, composée d’experts – dont l’OIM. Cette équipe de travail a produit des recommandations, validées à la COP 24 en 2018, qui encouragent les Etats à développer, revoir leur politique migratoire pour prévenir les déplacements forcés et faciliter les choses lorsque la migration est une stratégie d’adaptation (faciliter les voies de migrations avec des accords de libre circulation, des visas spécifiques…)