La « sécurité globale », de gré ou de force
La loi dite de « sécurité globale », examinée à partir du 17 novembre, brasse très large, au point de menacer les libertés fondamentales, comme s’en inquiètent de nombreux observateurs.
dans l’hebdo N° 1627 Acheter ce numéro
La sécurité revient à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Et pas qu’un peu puisque c’est une « proposition de loi relative à la Sécurité globale » que les députés doivent examiner à partir du 17 novembre. Ce texte d’initiative parlementaire est porté par Jean-Michel Fauvergue, député LREM de Seine-et-Marne, et d’Alice Thourot, députée LREM de la Drôme. Il vise à « intégrer plus directement l’ensemble des acteurs de la sécurité et de la sûreté autour d’un continuum de sécurité » afin de faire face aux « nouveaux défis à relever pour la sécurité des Français ». Après 32 lois sur la délinquance et 16 lois sur le terrorisme en seulement trente ans, cette prétention à produire une loi globale sur la sécurité ferait sourire si les dispositions qu’elle contient ne menaçaient pas plusieurs droits fondamentaux. Les très contestées restrictions envisagées à la diffusion d’images des agents des forces de sécurité dans l’exercice de leur fonction, inscrites à l’article 24, ne sont en effet qu’une des facettes de ce texte.
Police municipale
On y trouve également des dispositions pour renforcer les pouvoirs des polices municipales et des agents de sécurité privés, autoriser l’utilisation des drones, étendre et optimiser l’usage des caméras-piétons portées par les policiers lors de leurs interventions, permettre à ces derniers de conserver leurs armes quand ils ne sont plus en service, y compris dans les lieux accueillant du public, ou encore délictualiser l’achat et la vente d’articles pyrotechniques en méconnaissance des exigences de la réglementation spécialisée. Ce texte brasse large, trop même pour ne pas être suspect.
La proposition de loi de Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du RAID de 2013 à 2017, et Alice Thourot reprend les conclusions du rapport de la mission parlementaire que ces deux députés avaient remis au Premier ministre Édouard Philippe en septembre 2018. Ce rapport comportait 78 propositions pour favoriser la « coproduction de sécurité » entre police et gendarmerie nationales, polices municipales et acteurs de la sécurité privée. À ce titre, il suggérait de donner plus de place à ces derniers, dans le cadre de partenariats avec les forces de l’ordre.
Une première version de leur proposition de loi avait été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 14 janvier et retirée juste avant le dépôt, le 20 octobre, du texte actuel, que le gouvernement a promptement inscrit à l’ordre du jour parlementaire, selon la procédure accélérée. Ce texte est ainsi activement soutenu par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, comme s’il s’agissait d’un projet de loi. À ce détail près que son origine parlementaire le dispense d’être accompagné d’une étude d’impact et d’être soumis pour avis au Conseil d’État. Ce qui n’a pas manqué d’irriter quelques députés de la commission des Lois quand le gouvernement a présenté des amendements conséquents au projet.
L’article 1er concrétise d’ailleurs une promesse du Premier ministre. À Nice, le 25 juillet, Jean Castex avait promis un élargissement des compétences de la police municipale. Sur plus de trois pages, cet article crée un cadre juridique qui permettra aux communes disposant d’une police municipale de plus de 20 agents et dont le directeur ou le chef de service a été dûment habilité par le Procureur général, « d’expérimenter l’élargissement de leur domaine d’intervention sur la voie publique ». La liste des infractions que les municipaux sont habilités à constater avec relevé d’identité est étendue à plusieurs délits (usage de stupéfiants, conduite sans permis, tag, introduction dans un bâtiment communal…) et un pouvoir de saisie (immobilisation de véhicule, saisie d’objets) sur la voie publique leur est accordé.
Christian Estrosi, qui réclamait cela depuis longtemps, a déjà annoncé que Nice serait « la première ville de France à expérimenter [ces] pouvoirs accrus pour les policiers municipaux ».
En permettant de doter Paris d’une police municipale de droit commun, l’article 4 satisfait l’adjoint chargé de la sécurité de la capitale, Nicolas Nordman, qui parle d’« une loi historique » (Le Parisien, 10 novembre) : « Nous allons enfin pouvoir mettre en œuvre cet engagement fort d’Anne Hidalgo », déclare-t-il au Journal du dimanche (9 novembre) en rappelant que l’objectif est d’atteindre 5 000 agents en 2024. L’article suivant facilite les mises en commun de policiers municipaux à l’échelon intercommunal.
Dans son second titre, composé de 22 articles après son passage en commission, la proposition de loi s’attache à mieux structurer et encadrer le secteur de la sécurité privée « en pleine croissance » (165 000 agents) considéré comme « un maillon essentiel du continuum de sécurité ». Dans ces dispositions censées moraliser ce secteur, l’article 10 exclut des métiers de la sécurité les étrangers détenteurs d’un titre de séjour de moins de cinq ans ; un point contesté par la Défenseure des droits, Claire Hédon, car « susceptible de constituer une discrimination fondée sur la nationalité contraire aux pactes internationaux ».
« Guerre des images »
Le titre suivant consacré à la « vidéoprotection » et à la « captation d’images », et directement inspiré par la place Beauvau, est bien plus problématique. L’article 20 permet aux agents des polices municipales d’exploiter les images de vidéosurveillance. L’article 21 autorise la transmission en direct des images des caméras-piétons au poste de commandement, et l’accès des personnels à leurs propres enregistrements, alors qu’en 2016 la Cnil considérait que l’interdiction de cet accès était « une garantie essentielle ». Il permet en outre l’utilisation de ces images pour « l’information du public sur les circonstances de l’intervention » sans égard pour l’identité des contrevenants qui pourraient ainsi se retrouver exposés publiquement, ni pour le secret de l’instruction. Le député LREM Raphaël Schellenberger considère que ce ne sont là que de « vieux principes de droit, qui doivent être mis à jour ». Le rapporteur Jean-Michel Fauvergue a invité ses collègues à « se déniaiser » : « On est en train de perdre la guerre des images sur les réseaux sociaux », leur a-t-il lancé avant d’inviter Danièle Obono à « prendre ses gouttes » après que la députée LFI a demandé si cette « guerre » était dirigée contre les médias ou les citoyens.
Deux articles additionnels, adoptés en commission, autorisent l’un la transmission à flux permanent aux forces de sécurité nationales des caméras installées dans les halls d’immeuble collectif, l’autre les services internes de sécurité de la SNCF et de la RATP à « visionner les images déportées vers les salles d’information et de commandement de l’État ».
L’article 22, rendu nécessaire par une ordonnance du Conseil d’État, encadre l’utilisation des drones possédés par les forces de sécurité nationale – au nombre de 300 dans la gendarmerie, 262 dans la police, et de nouveau achats sont prévus dans le budget 2021 –, étend considérablement les finalités de ces appareils. Ils pourront être utilisés dans la prévention d’actes de terrorisme mais aussi notamment pour surveiller les littoraux et les frontières, réguler des flux de transport ou constater des infractions. Les amendements de protection visant à interdire la sous-traitance de l’exploitation de leurs images, les traitements de reconnaissance faciale, l’observation des domiciles ou immeubles et espaces privatifs ont tous été rejetés.
« Risques considérables »
Les dispositions les plus connues, car les plus contestées, de cette proposition de loi sont ensuite regroupées dans un titre IV destiné à offrir un « cadre clair et protecteur » aux acteurs de la « sécurité globale ». C’est l’article 23 qui vise à automatiser la suppression des crédits de réduction de peine pour les personnes condamnées à des violences ou menaces envers des élus, des agents de l’administration pénitentiaire, des douanes, de la gendarmerie, de la police nationale ou municipale et des pompiers. Pour la Défenseure des droits, cela « reviendrait à transposer des règles applicables en matière de terrorisme à des actes et comportements de gravités très inégales » avec pour conséquence notamment de faire « obstacle à l’exercice du pouvoir d’individualisation des peines par le juge ». Le journaliste Pierre Januel note également que « menacer, sans violence physique, un élu ou un policier reviendra à être traité plus durement au niveau des aménagements de peine que tabasser sa femme ».
C’est encore l’article 24, dénoncé dans de nombreuses tribunes et communiqués émanant de journalistes (à titre personnel ou à travers leurs syndicats et sociétés de rédacteurs), d’associations de défense des libertés, d’avocats ou d’usagers des médias, qui envisage de punir « d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale autre que son numéro d’identification individuel lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ».
Tribune à lire > Protégeons la liberté d’informer, refusons la proposition de loi Fauvergue !
Ces articles symbolisent à eux seuls le déséquilibre d’un texte ultra-sécuritaire qui soulève, comme s’en est inquiétée la Défenseure des droits, « des risques considérables d’atteinte à plusieurs droits fondamentaux, notamment au droit à la vie privée et à la liberté d’information ». Tout en marquant un pas supplémentaire vers la privatisation d’un des pouvoirs régaliens essentiels de l’État, la sécurité, selon une philosophie très néolibérale.