Le théâtre en catimini
Fermées au public, les salles de spectacle ont l’autorisation d’accueillir des compagnies en résidence. Une manière d’entretenir le lien avec les artistes, et de les soutenir en ces temps difficiles. Pour mieux imaginer la suite.
dans l’hebdo N° 1628 Acheter ce numéro
En ce 11 novembre, les Subs, à Lyon, sont à l’image de l’ensemble des théâtres du territoire : silencieux. Dans ce « laboratoire international de création artistique » installé depuis vingt ans dans l’ancien couvent Sainte-Marie-des-Chaînes, reconverti au XIXe siècle en Manutention militaire, le calme est d’autant plus frappant qu’en temps plus normaux les élèves de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon investissent la vaste cour du lieu.
Le visiteur patient pourra toutefois percevoir la vie de cet outil remarquable, avec ses deux salles de spectacle, une grande verrière, trois espaces de travail et une résidence d’artistes. L’équipe de -Stéphane Malfettes, arrivé à la tête du lieu en 2019, peu de temps avant le premier confinement, est au travail. Régulièrement, elle quitte ses bureaux pour se rendre dans les salles de répétition. En catimini, ça répète.
Stéphane Malfettes attendait le mois d’avril dernier avec impatience : « On aurait dû voir se concrétiser ce que j’ai mis en place avec mon équipe depuis mon arrivée. Des projets qui réunissent différents univers artistiques, bousculent nos habitudes de spectateurs et interrogent l’état du monde. » Le Covid en a décidé autrement, et l’annulation des spectacles du mois de novembre (et probablement de décembre) impose au directeur de remanier encore une fois sa programmation. De semestrielle, celle-ci va, pour plus de flexibilité, devenir trimestrielle. Un temps, au moins. « Il faut pouvoir être réactif aux besoins des artistes. Notamment ceux des jeunes générations, qui risquent d’être sacrifiés au profit des plus reconnus. » En attendant de pouvoir de nouveau accueillir son « public indiscipliné, curieux », le directeur accueille donc, comme de nombreux confrères et consœurs, des artistes en répétition.
Le jour de notre venue, nous avons pu rencontrer deux équipes représentatives de l’identité plurielle, aventureuse que Stéphane Malfettes souhaite donner à son lieu. À commencer par celle de la jeune Inbal Ben Haim, qui a présenté aux quelques professionnels présents – directeurs de lieu et journalistes – une étape de travail de son spectacle de cirque et de papier, Pli, produit par les Subs. Cette résidence a été décidée au début du reconfinement, de même que l’accueil de l’artiste libanais installé à Lyon Omar Rajeh, pour sa Bipod (Beirut International Platform of Dance) qui sera pour la première fois organisée en ligne. Nous avons ensuite pu découvrir le filage d’un spectacle quasi achevé : Time to tell, où le jongleur Martin Palisse, mis en scène par David Gauchard, dit avec force comment la mucoviscidose a structuré son art et sa vie. Il aurait dû rencontrer le public des Subs ces jours-ci, il devra attendre février 2021. Et c’est déjà une chance : avec les reports liés au premier confinement, rares sont les lieux à pouvoir reporter encore.
Aux Plateaux sauvages, par exemple, « fabrique artistique et culturelle » ouverte en 2016 dans le XXe arrondissement de Paris, Laëtitia Guédon fera elle aussi de son mieux pour offrir une visibilité aux spectacles qui auraient dû être créés en novembre-décembre. Parmi eux, Le Monde et son contraire, mis en scène par Élise Vigier, codirectrice de la -Comédie de Caen, centre -dramatique -national de Normandie. Un temps fort en août-septembre rassemblera ces pièces avortées. En attendant, Les Plateaux sauvages organisent comme les Subs des -rendez-vous entre artistes et de minuscules effectifs de professionnels. « Si le confinement rend impossible notre important travail sur le territoire, nous avons la chance de pouvoir accueillir des artistes en répétition. Dans la mesure de ce qui est autorisé, nous en profitons pour permettre ces rencontres, indispensables si l’on veut que les œuvres qui arrivent maintenant à maturité aient une vie à l’issue de cette période difficile », explique la toujours joviale et déterminée directrice du lieu.
Aux captations en direct, que les Subs et bien d’autres théâtres diffusent sur leurs réseaux depuis le début du reconfinement, -Laëtitia Guédon préfère les rendez-vous réels, aussi miniatures soient-ils. « Il faut avoir les moyens de capter correctement, sans quoi cela risque de desservir un spectacle. Et toutes les formes ne se prêtent pas à ce type de diffusion, notamment les plus participatives. » Elle a opté pour un autre type de partage en ligne : une plateforme portée par l’équipe du théâtre (1), avec interviews inédites d’artistes en résidence, extraits de spectacles ou restitution de transmissions artistiques et d’ateliers.
En fonction de la spécificité de son lieu, chaque équipe invente sa manière de donner à voir la vie artistique qui se déroule à huis clos. Sans hésiter, pour les plus téméraires dont font partie Laëtitia Guédon et Stéphane Malfettes, à bousculer leurs habitudes afin d’assurer au mieux leur mission de service public.
En discutant avec Élise Vigier après le filage – elle aussi se refuse à parler de « représentation », tant que la pièce n’a pas rencontré des spectateurs véritables –, on comprend que sa complicité avec Laëtitia Guédon n’est pas seulement artistique. « Laëtitia et moi partageons le même désir de faire de nos théâtres des lieux de rencontre entre des humanités diverses. Chose hélas impossible aujourd’hui, mais dont nous devons préparer au mieux le retour », dit-elle. Ce qu’elle fait à la Comédie de Caen, notamment à travers l’accueil en résidence tout au long de la saison de 24 jeunes compagnies locales et régionales dans les locaux de l’ancien Panta-Théâtre. « Il faut tout faire pour éviter le rétrécissement de la création qui nous menace, et transformer les obstacles actuels en quelque chose de positif. »