« L’école doit rester un lieu où l’on vit ensemble »

Le sociologue Benjamin Moignard décrypte les tensions que traverse le monde enseignant et revient sur les enjeux qui déterminent aujourd’hui l’avenir de l’institution scolaire.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 11 novembre 2020 abonné·es
« L’école doit rester un lieu où l’on vit ensemble »
Des enseignants manifestent le 5 novembre devant le rectorat de Toulouse pour un protocole sanitaire renforcé.
© Alain Pitton / NurPhoto / NurPhoto via AFP

La rentrée des vacances de la Toussaint a été particulièrement difficile pour les centaines de milliers d’enseignant·es que compte l’Éducation nationale. La colère suscitée par l’hommage bâcléà Samuel Paty a précédé la contestation d’un protocole sanitaire « renforcé » jugé peu protecteur par les personnels et les élèves. Les appels à la grève du 10 novembre ont été maintenus, malgré quelques concessions accordées par le ministre de l’Éducation en fin de semaine dernière. Ainsi, les lycées peuvent désormais fonctionner en demi-groupes ou organiser une alternance en distanciel à condition de « conserver au moins 50 % de cours en présentiel ». Et les épreuves communes (anciennement appelées E3C) ont été annulées au profit du contrôle continu, au moins jusqu’en mars 2021. Des annonces insuffisantes, estime notamment le Snes-FSU, qui réclame un cadrage clair des mesures et leur élargissement dans les collèges.

Alors que la possibilité de l’enseignement à distance semble ressurgir dans la vie des profs et de leurs élèves, les états généraux du numérique pour l’éducation souhaités par Jean-Michel Blanquer se sont tenus les 4 et 5 novembre en l’absence quasi générale du corps enseignant. Présenté comme le grand rendez-vous de l’année et le temps fort du Grenelle de l’éducation (1), l’événement devait permettre d’amorcer « une stratégie pour l’avenir numérique de l’école ». Analyse de Benjamin Moignard, spécialiste du climat scolaire et des nouvelles problématiques éducatives.

Quel est votre regard sur l’actuel climat scolaire et les relations entre les enseignants et la hiérarchie, à commencer par Jean-Michel Blanquer, qui semblent continuer de se détériorer ?

Benjamin Moignard : Il y a effectivement un ras-le-bol assez installé au sein de la communauté pédagogique. La personnalité de Jean-Michel Blanquer exacerbe peut-être cette tendance mais, en réalité, ça le dépasse largement. Depuis une dizaine d’années, une bascule s’est opérée pour arriver à un important niveau de défiance à l’égard de l’ensemble de la hiérarchie et du système pyramidal et descendant que subissent les enseignant·es. C’est en tout cas ce que j’observe sur les terrains qui sont les miens [en Seine-Saint-Denis et dans le Val-d’Oise – NDLR], où le sentiment d’avoir à faire face à des injonctions contradictoires et à des décisions qui ne tiennent pas compte de la parole des profs, de leurs expériences ou de leur expertise, est de plus en plus partagé. Ce modèle très hiérarchique – qui s’explique notamment par la structure très centralisatrice de l’Éducation nationale – est en quelque sorte accentué par le mandat de Jean-Michel -Blanquer, dont les prises de position sont accueillies de manière douloureuse.

Il y aurait donc une aggravation de la situation…

C’est particulièrement vrai dans le premier degré, où l’on constate une plus forte détérioration du climat scolaire et, en ce sens, un rapprochement avec le second degré dans la manière de vivre le métier et ses difficultés. Avant, on avait l’impression que les professeur·es des écoles étaient davantage protégé·es, grâce à des équipes plus stables et des distinctions de statut hiérarchique moins fortes. Désormais, on retrouve ce même sentiment d’isolement à l’école. Et au sein des établissements les plus en difficulté, dans lesquels il y a besoin d’un collectif fort et de relais institutionnel, les enseignant·es peuvent éprouver une solitude importante.

Mais il ne faut pas oublier, concernant les actuelles mobilisations, que nous étions déjà, avant le premier confinement, dans une période de tensions particulièrement fortes, où de nombreux mouvements de contestation se sont succédé, interrompus par des événements circonstanciels. Il y a eu la réforme du bac, la mise en place des épreuves communes de contrôle continu (E3C) et, en septembre 2019, le suicide de Christine Renon, directrice d’une école en Seine-Saint-Denis [qui avait ébranlé les personnels du premier degré et suscité la colère des personnels – NDLR]… Ce que j’observe autour de la grève du 10 novembre, c’est qu’on en revient toujours à cette même idée : les personnels ne se sentent pas écoutés, entendus, soutenus et sont las des décisions verticales et contradictoires.

Quelles sont les conséquences concrètes de cette défiance sur le climat qui règne dans les établissements ?

Cela affecte la stabilité des équipes éducatives, mais aussi la qualité et la cohérence de leur travail pédagogique collectif. Pour avoir un climat scolaire positif, il faut que les enseignant·es se sentent en confiance et travaillent ensemble. Quand il y a un sentiment de défiance grandissant à l’égard de la hiérarchie et de l’institution, et pas de véritable équipe constituée, apparaissent un fort turn-over et un manque de confiance entre les personnels, qui sont alors peu solidaires les uns des autres.

Nous savons d’ailleurs que les relations entre enseignant·es sont loin d’être au beau fixe. Une enquête (2) montre – plutôt dans le second degré – qu’il existe de nombreux conflits larvés au sein des équipes et que le manque de confiance dans le pilotage global contribue à la détérioration du climat.

Il existe tout de même des expériences positives, notamment dans des établissements qui, en dépit de conditions et d’environnements compliqués, parviennent à assurer un climat positif. Mais la clé réside souvent dans la solidarité entre les membres du personnel et la constitution d’équipes fortes qui se retrouvent. Y compris, parfois, contre l’institution.

Dans le cadre du Grenelle, les états généraux du numérique pour l’éducation ont comme objectif d’« engager le ministère dans une stratégie numérique globale pour franchir une nouvelle étape, à la suite de celle déjà franchie [comprendre la mise en place de l’enseignement à distance durant le premier confinement – NDLR] ». Que pensez-vous qu’on puisse attendre de ces discussions ?

D’abord, éviter l’effet magique. Il existe une illusion du tout-numérique sur laquelle il faut revenir. Le numérique ne va pas remplacer la présence, et il est important que l’école reste un lieu d’apprentissage où l’on se confronte, où l’on vit ensemble. Du point de vue des apprentissages, des positions didactiques, curriculaires, nécessitent des aménagements et des accompagnements que l’on ne peut pas proposer en distanciel. Le principe de l’enseignement à distance, c’est la mise à disposition du contenu et, à partir de là, un accompagnement plus ou moins individualisé à son appropriation. La démarche en présentiel permet justement de faire ça, mais de manière démultipliée par le seul fait de l’accompagnement en direct.

Le deuxième enjeu, à l’inverse, est de ne pas céder à un traitement idéologique des nouvelles technologies qui consisterait à dire que cela ne sert à rien et qu’on ne peut rien en faire. On ne peut pas s’interdire l’usage du numérique à l’école, mais il est nécessaire de penser sa pratique, en particulier celle des enseignant·es. Il faut leur permettre d’envisager ces enjeux d’un point de vue pédagogique – et non pas seulement technique. Je crois qu’il y a là un vrai défi : il ne faut pas que les usages numériques soient enfermés ou limités par les usages de telle ou telle plate-forme, tenue par tel ou tel marchand, qui rendraient les enseignant·es dépendant·es des dispositifs ou des contenus qu’ils et elles ne maîtrisent pas.

C’est un vrai sujet parce que les profs sont très attaché·es au fait de pouvoir travailler sur des contenus qu’ils et elles peuvent -modifier ou aménager. Le numérique pourrait les aider à le faire, mais je crains que la tendance actuelle soit davantage à leur proposer des choses toutes prêtes. Ce qui irait, à mon sens, à l’encontre de ce que doivent être la liberté pédagogique et la liberté d’action et d’accompagnement des élèves.

Jean-Michel Blanquer dresse un bilan plutôt positif de l’enseignement à distance durant le premier confinement. Doit-on redouter un retour à celui-ci ?

La petite musique qui dit qu’on se prépare ou qu’on est prêt pour l’enseignement à distance ne tient pas compte de ce que l’on sait, de ce que les études montrent. Il ne s’agit pas d’être prêt ou non : l’apprentissage à distance ne permet pas de faire ce que l’on fait en présentiel. Cela ne veut pas dire que le numérique ne permet rien, mais sans doute vaudrait-il mieux réfléchir à un modèle hybride. Car les enjeux, en termes de décrochage, sont immenses.

En ce sens, nous pouvons regretter que les états généraux du numérique pour l’éducation se soient beaucoup penchés sur les enjeux technologiques, davantage que sur les enjeux pédagogiques et pratiques. Bien sûr, nous vivons des circonstances particulières et des outils ont dû être mis en place – tardivement lors du premier confinement, potentiellement plus rapidement aujourd’hui – mais, même si ces outils sont disponibles, ils n’empêcheront pas le décrochage.

(1) Le Grenelle de l’éducation, lancé par Jean-Michel Blanquer en octobre, doit se poursuivre jusqu’en février 2021. Son objectif : engager une « évolution profonde du système éducatif et des métiers des personnels de l’Éducation nationale ».

(2) Enquête présentée dans l’ouvrage d’Éric Debarbieux (dir.), L’École face à la violence. Décrire, expliquer, agir, Armand Colin, 2016.

Benjamin Moignard Sociologue et professeur en sciences de l’éducation à l’université de Cergy-Pontoise.

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