« Petite Fille », Sébastien Lifshitz : Je est une autre
Dans Petite Fille, Sébastien Lifshitz dresse le portrait de Sasha, née dans un corps de garçon, et de sa famille, en butte à la non-reconnaissance sociale de son identité. Un film délicat et émouvant.
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C’est une séquence qui arrive tôt dans le film. Nous sommes dans un cabinet de consultation de l’hôpital pour enfants Robert-Debré à Paris. En présence d’une pédopsychiatre, de Sasha, une enfant de 8 ans qui se sent petite fille dans un corps de garçon, et de sa mère, Karine. C’est leur premier rendez-vous. La scène va durer dix minutes. De cette rencontre, Sasha et Karine sortiront épuisées et le spectateur bouleversé. C’est comme si toutes les souffrances emmagasinées depuis des mois par la mère et sa fille allaient se concentrer là, s’extérioriser par les larmes, et pour certaines commencer à se dissiper.
Karine exprime sa peur d’avoir mal fait, d’être la cause de la trans-identité de genre de Sasha pour avoir ardemment désiré une fille et avoir été déçue. Sasha confie -timidement ce qu’elle endure à l’école, le rejet de son identité désirée, et ses silences révèlent ses combats intérieurs entre ce qu’elle peut exprimer et ce qu’elle n’ose ou n’est pas encore capable de dire. Entre la fille et la mère, l’amour est manifeste, puissant. En face, la pédopsychiatre prononce les mots utiles, chasse les fausses culpabilités, accueille les paroles douloureuses.
Cette séquence-là – qui est à l’aune du film entier – révèle le documentariste d’exception qu’est Sébastien Lifshitz. Nous en avions encore eu la preuve il y a quelques semaines, quand son précédent film, Adolescentes, était sorti sur les écrans (lire Politis n° 1618, du 9 septembre). Les qualités réunies sont nombreuses et précieuses. Le lien établi par le cinéaste doit être généreux pour que Sasha et sa famille ressentent une confiance absolue envers la caméra. Lifshitz et son équipe (un chef-opérateur, une ingénieure du son, un premier assistant) sont dans un mouvement d’empathie tout en restant les plus discrets possible ; ils gardent ainsi la juste distance. Le montage relève d’une approche tout en finesse, où la nécessité d’être au plus près de Sasha ne se départit pas de la pudeur du non-voyeur. C’est pour cette raison que les pleurs, pourtant bien présents dans Petite Fille, ne mettent jamais le spectateur dans une situation de malaise. Les larmes ici ne sont pas l’objet d’une spectacularisation. D’autant que Sébastien Lifshitz montre non seulement les épreuves que traversent les membres de la famille mais aussi leur intelligence, leur humanité.
Tous, les parents, les deux frères et la grande sœur, non seulement acceptent Sasha telle qu’elle est – « C’est mon enfant, c’est Sasha, point », dit le père –, mais ils font bloc derrière elle. Leur cohésion est flagrante, et Sasha peut trouver en eux une grande source d’apaisement et de soutien. Karine, figure de proue du combat pour Sasha, sait qu’elle n’est pas toujours disponible pour ses autres enfants. À un moment donné, son fils de 11 ou 12 ans la rassure en lui disant qu’il comprend pourquoi elle est toute dévouée à sa petite sœur. Derrière ce propos extrêmement marquant, on devine combien la présence de Sasha au sein de cette famille a fait évoluer celle-ci vers une maturité hors norme, où la compréhension et la générosité annihilent tous les égoïsmes.
C’est en tournant Bambi, un de ses documentaires précédents (lire Politis n° 1258, du 20 juin 2013), que Sébastien Lifshitz a eu l’idée de faire un film comme Petite Fille. Bambi, qui allait atteindre ses 80 ans, et qui fut Jean-Pierre dans une première vie, expliquait qu’elle se sentait féminine depuis l’âge de 3 ou 4 ans. Sans corrélation avec la sexualité, donc. Petite Fille est avant tout un film à hauteur d’enfant. Avec sa chambre aux couleurs vives, ses jeux et ses cours de danse classique, où Sasha ne porte pas de tutu comme les autres petites filles mais où elle est bien intégrée par la professeure.
Sasha accorde une importance considérable au choix de ses vêtements, de ses parures. On la voit essayer pour la première fois un maillot de bain deux pièces. Ses robes sont élégantes. Ce sont ses signes extérieurs de féminité. Une façon d’affirmer fièrement qui elle est. Mais l’espace social qui l’entoure n’est pas forcément prêt à la recevoir telle qu’elle est.
C’est le cas de son école. Là, Sasha doit encore s’habiller en garçon, car la direction, qui a menacé de faire un signalement, croit à une affabulation ou à une pression venant de la mère. C’est l’un des combats usants, désespérants que doivent mener Karine et les siens. Les attaques pourraient venir d’ailleurs, d’une autre institution. C’est une question de personnes, obtuses, transphobes, « bêtes et méchantes », comme la nouvelle professeure de danse qui refuse dorénavant Sasha à ses cours.
On sera peut-être étonné par le fait que Sasha et sa famille trouvent appui auprès d’une pédopsychiatre, en l’occurrence la docteure Anne Bargiacchi, qui a accepté d’ouvrir ses séances au cinéaste. La transidentité, ou dysphorie de genre, n’est pourtant pas une maladie psychiatrique. Mais ce service créé il y a seulement quelques années est le meilleur endroit pour accompagner les enfants saisis par cette dysphorie, là où des soignants moins avisés, comme on le voit au début du film avec un généraliste, peuvent commettre des erreurs involontaires mais cuisantes.
Comme Karine, qui se sent la mission d’aider Sasha sans relâche dans sa vie à venir – et elle sait que les obstacles ne manqueront pas, au moment des premières amours en particulier –, Sébastien Lifshitz souhaite contribuer au changement des mentalités. Avec d’autant plus d’efficacité qu’il ne cède rien à l’exigence de son cinéma. Petite Fille est directement diffusé à la télévision. C’est une bonne chose car ce film mérite le plus large public.
Petite Fille, Sébastien Lifshitz, Arte, 2 décembre, 20 h 50, et dès maintenant sur arte.fr.