Terrorisme : Un climat détestable

L’emballement médiatique et politique que suscitent les attentats islamistes menace les libertés et la possibilité même d’un débat démocratique sur les causes du terrorisme jihadiste.

Michel Soudais  • 4 novembre 2020 abonné·es
Terrorisme : Un climat détestable
Emmanuel Macron et Christian Estrosi, le 29 octobre à Nice, suite à l’attentat contre la basilique Notre-Dame de l’Assomption.
© ERIC GAILLARD / POOL / AFP

Est-il encore permis dans notre pays d’expliquer, d’analyser, de décrypter ? Peut-on encore raison garder quand la légitime émotion suscitée par l’effroyable décapitation de Samuel Paty et l’ignoble crime de Nice est exploitée ad nauseam ? Depuis près de trois semaines, avec la multiplication des anathèmes contre de supposés « islamo-gauchistes » et la prolifération des accusations délirantes de « complicité intellectuelle », toutes les digues qui préservent la possibilité d’un débat démocratique sur les causes du terrorisme jihadiste, les ressorts de l’idéologie totalitaire qui le porte et les moyens de le combattre, ont cédé. Submergées par un emballement médiatique et politique qui prétend interdire toute réflexion au nom de la défense – ce n’est le moindre des paradoxes – de la liberté d’expression.

Pour certains, tous les moyens sont bons pour exagérer un péril, pourtant admis de tous, étendre la liste des suspects à traquer et créer un climat propice à l’acceptation de législations sécuritaires d’exception. Le 30 octobre, Louis de Raguenel, nouveau chef-adjoint du service politique d’Europe 1, fraîchement venu de Valeurs actuelles, assure sur le site de cette radio, citant une source haut placée (mais anonyme) des services de renseignement, que _« de nombreux musulmans modérés ont glissé chez les fondamentalistes. Et un nombre important de fondamentalistes, qui n’étaient pas prêts à passer à l’action terroriste il y a encore quelques semaines, ont basculé chez les islamistes ». « Désormais, on affronte des masses qui veulent nous détruire », lui aurait dit un autre spécialiste. Des masses !

Pour y faire face, les appels à sortir du droit commun se multiplient. À droite, mais pas seulement puisque le gouvernement a décrété que nous en sommes « en guerre ». Vendredi, au lendemain de la mort de trois personnes tuées au couteau dans une attaque « islamiste » contre une église de Nice, les invités des matinales rivalisent de propositions en ce sens. Sur Europe 1, c’est le maire LR de la ville, Christian Estrosi, qui réclame de « modifier la Constitution » pour « mener la guerre » contre l’islamisme radical. Manuel Valls, invité sur LCI à la même heure, s’était déjà prononcé dans le même sens, le 21 octobre, au micro d’Europe 1 : « S’il faut changer la Constitution et la loi pour être plus efficace, il ne faudra pas hésiter », estime le conseiller municipal de Barcelone. « Nous ne pouvons pas gagner la guerre contre cet ennemi avec les lois de la paix », martèle Estrosi, partisan d’« aucun droit pour les ennemis du droit »_. Il cible la Cnil, une « institution poussiéreuse », qui l’empêche d’utiliser des fichiers et la reconnaissance faciale sur son réseau de 3 800 caméras de vidéosurveillance. Sur CNews, le député des Alpes-Maritimes Éric Ciotti réclame « une rétention administrative pour ceux qui sont fichés » et « un Guantanamo à la française pour les plus dangereux ». Avec ou sans tortures ?

« Le problème de l’immigration et de son contrôle doit être posé », affirme quant à lui Christian Jacob, président de Les Républicains, dont les élus multiplient les déclarations martiales contre la Cour européenne des droits de l’homme et la convention qui la fonde, pour le droit d’expulser les étrangers radicalisés sur simple décision administrative… « C’est la guerre : anéantissons l’ennemi, protégeons notre peuple, sauvons notre civilisation », a lancé Guillaume Peltier, numéro deux du mouvement. Dans cette escalade, Marine Le Pen peine à se singulariser : la plupart des mesures de son « plan », qui consisterait à expulser les étrangers, à déchoir de leur nationalité française les binationaux et à inculper d’intelligence avec l’ennemi tous les Français suspectés de faire la promotion de l’islamisme, de le financer, de le soutenir ou de faire du prosélytisme, ont été formulées par un ou plusieurs responsables politiques de la droite, des responsables de la majorité. Quand ce n’est pas par des figures intellectuelles persuadées comme Élisabeth Badinter (L’Express, 22 octobre) que « cela ne peut plus se régler dans le pacifisme ».

Ceux-là ont déjà déclaré la « guerre idéologique » à quiconque ne partage pas leur croisade en faveur d’une « laïcité de combat ». Des chercheurs osent-ils douter « dans des médias anglo-saxons » de la pertinence de cette conception qui a conquis le sommet de l’État, ils sont qualifiés d’« opportunistes » et de « traîtres ». Même Emmanuel Macron se voit reprocher d’être allé s’expliquer sur Al Jazeera. _« Accorder un entretien à une chaîne du Qatar qui finance les Frères musulmans et alimente la haine contre la France, à coup de manipulations et de propagande toxique, est une erreur sincère, mais d’une grande naïveté », a tweeté Caroline Fourest.

Benoît Hamon ose-t-il déclarer sur France Inter que les enseignants doivent « transmettre sans offenser », c’est l’hallali. « Quelle faute ! […] Capituler devant “l’offense”, c’est la mort de la liberté d’expression ! » s’exclame Corinne Narassiguin, numéro deux du PS, dans un tweet liké un bon millier de fois. Benoît Hamon ne faisait pourtant que rappeler la consigne que donnait Jules Ferry dans sa « Lettre aux instituteurs » du 28 novembre 1883. Mais, dans une gauche sans repères, même les références humanistes des hussards noirs de la République passent désormais pour une compromission.

Dans une tribune publiée par Le Monde (31 octobre), sous l’intitulé « Appel des 100 », une centaine d’universitaires, rejoints mardi par près de 200 de leurs collègues, affirment partager le constat de Jean-Michel Blanquer qui dénonce « des courants islamo-gauchistes très puissants dans les secteurs de l’enseignement supérieur qui commettent des dégâts sur les esprits ». Ils dénoncent la réaction de la Conférence des présidents d’université (CPU) qui a osé « faire part de l’émotion suscitée » par les propos du ministre. Se plaignent du « long silence » de leur ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, à qui, dans un élan maccarthyste, ils demandent « de mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes, de prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent », et d’engager nos universités dans ce combat pour la laïcité et la République en créant « une instance chargée de faire remonter directement les cas d’atteintes aux principes républicains et à la liberté académique », et d’élaborer un guide de réponses adaptées, comme cela a été fait pour l’Éducation nationale.

Cet appel, qui voudrait instaurer un contrôle politique des universités, doublé d’un appel à la délation, ne menace pas seulement les libertés académiques. Il attente à la liberté de penser sans laquelle il n’est point de démocratie.

Politique
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