Un pouvoir qui se barricade
La macronie ne dispose plus que de la force publique pour se préserver d’un probable embrasement social. D’où sa frénésie législative sécuritaire et liberticide.
dans l’hebdo N° 1629 Acheter ce numéro
L’image est forte et en dit plus que de longs discours. Samedi, alors que des milliers de manifestants se pressaient place du Trocadéro pour s’opposer à la proposition de loi relative à la « sécurité globale » et défendre la liberté d’informer, le parvis des Libertés et des Droits de l’homme leur était interdit. Des barrières anti-émeutes en empêchaient l’accès. Seuls des gendarmes en faction arpentaient cette célèbre terrasse et sa vue imprenable sur la tour Eiffel. Des dizaines de rassemblements s’y sont pourtant tenus pour protester contre des répressions touchant trop de peuples dans le monde. En 2012 et en 2017, Nicolas Sarkozy et François Fillon ont pu y tenir d’importants meetings de campagne. Mais ce 21 novembre, il n’était pas question de permettre aux opposants à une loi liberticide, emblématique de la pente autoritaire prise par Emmanuel Macron de s’y retrouver. Comme le symbole d’un pouvoir qui se barricade face aux revendications et protestations que sa politique engendre.
La veille, alors que le Premier ministre était au CHRU de Brest, les organisations syndicales « ont été confinées dans leurs locaux syndicaux, encadrées par des agents des renseignements territoriaux », et empêchées d’en sortir durant les deux heures de la visite de Jean Castex, a raconté Sylvain Madec, délégué Sud au CHRU, dans Ouest-France. Son syndicat a porté plainte pour « entrave à la liberté de circulation ».
La macronie, qui n’a jamais brillé par sa pratique du dialogue social, n’apporte de plus en plus aux questions sociales qu’une réponse policière. Avec à la clé une invisibilisation des problèmes et des personnes. Cela s’est encore vérifié lundi 23 novembre, quand les forces de l’ordre sont intervenues violemment pour déloger des réfugiés, place de la République. Ces derniers, précédemment évacués d’un camp de fortune à Saint-Denis, venaient d’improviser un campement sur cette place parisienne centrale avec l’aide de l’association Utopia 56 et de Médecins du monde. Après avoir arraché les tentes à des exilés qui se trouvaient parfois encore à l’intérieur, les forces de l’ordre ont ensuite usé de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclement dans les rues du centre de Paris pour disperser les groupes de migrants et de militants associatifs pacifiques. Des élus et des journalistes ont également été nassés, entravés dans leur rôle de témoins, tandis que Rémy Buisine, journaliste du média en ligne Brut, était molesté à plusieurs reprises par un policier. Autour de minuit, la police autorisait un groupe de réfugiés à se disperser… à condition qu’ils sortent de Paris. Cachez cette détresse sociale…
Cette évacuation aussi brutale qu’inhumaine a suscité une vague d’indignation jusque dans les rangs de la majorité. En pleine polémique autour de la proposition de loi « sécurité globale », elle illustre le fait qu’avec l’article 24 de celle-ci et le nouveau Schéma national de maintien de l’ordre, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et le gouvernement ont instillé l’idée parmi les forces de l’ordre qu’informer sur les manifestations constituait un délit et que les journalistes comme les citoyens n’avaient plus le droit de filmer leurs interventions.
Car en cet automne, après avoir obtenu de l’Assemblée nationale, le 7 novembre, la prorogation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 16 février, assortie d’une série d’habilitations à prendre des mesures économiques et sociales par ordonnances, ainsi que la prolongation du régime transitoire de sortie de cet état d’urgence jusqu’au 1er avril 2021(1), le gouvernement multiplie les dispositions répressives et renforce son appareil de contrôle et de surveillance de la population. Le lundi 16 novembre, il obtenait des députés une prolongation jusqu’au 31 juillet 2021 de dispositions expérimentales de la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite « loi SILT », qui arrivaient à échéance. Une loi qui avait intégré en octobre 2017 le droit ordinaire des dispositions exceptionnelles de l’état d’urgence avec pour conséquences, selon Amnesty international, des violations du droit au respect de la vie privée et familiale, du droit du travail, de la liberté d’aller et venir et du droit à une procédure équitable.
Le lendemain, les députés adoptaient définitivement la loi de programmation de la recherche avec, entre autres dispositions contestées en vain depuis des mois par les chercheurs et universitaires, un article ajouté sans débat en dernière extrémité de la procédure parlementaire qui réprime à l’avenir d’un an d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende « le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité […] ou y avoir été autorisé […] dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement » ; et de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ce délit sera commis en réunion, ce qui est le cas lors des blocages de site par les étudiants.
Ce nouveau délit réprimant une modalité d’action courante des mouvements estudiantins, assorti de la possibilité pour la police d’intervenir dans une université sans y être appelé par le président de celle-ci, était à peine voté que l’Assemblée nationale commençait l’examen de la proposition de loi relative à la « sécurité globale » avant une adoption solennelle le 24 novembre. Ce texte qui renforce les pouvoirs des polices municipales et des agents de sécurité privés autorise les policiers à porter leur arme hors service dans des lieux accueillant du public, délictualise l’achat et la vente d’articles pyrotechniques (2), vise aussi à faire passer la surveillance et le contrôle de la population par les forces de l’ordre à une nouvelle ère technologique, conformément aux orientations définies dans le Livre blanc de la sécurité intérieure, présenté par Gérald Darmanin le 14 novembre. C’est ainsi qu’il légalise dans des articles fort contestés une utilisation très extensive des drones, étend et optimise l’usage des caméras-piétons portées par les policiers en intervention. Tout en permettant ainsi à l’État une large utilisation de ces images, sans exclure leur traitement automatisé par des algorithmes, notamment de reconnaissance faciale, cette proposition de loi permettrait le cas échéant leur diffusion publique tout en créant à l’article 24 un délit en cas de diffusion malveillante d’images d’agents des forces de l’ordre.
S’il s’agissait de condamner ceux qui « invitent les gens à agresser les policiers ou à leur mettre une balle dans la tête », comme l’a défendu le député LR Éric Diard, à l’instar de tous les représentants de la majorité, la loi de 1881 sur la presse suffit puisqu’elle interdit déjà ces propos. Juridiquement, l’article 24 n’apporte rien, il vise donc un autre but.
Clientéliste sans aucun doute, puisqu’il s’agit d’une demande ancienne de plusieurs syndicats de police bien à droite, outrés par la diffusion d’images de violences policières. Mais quand le ministre de l’Intérieur martèle qu’« il s’agit de protéger ceux qui nous protègent », ce « nous » désigne moins les citoyens que le gouvernement et ceux dont il sert les intérêts. Après avoir ignoré ou méprisé toutes les instances de médiation et de dialogue social, la macronie ne dispose plus que de la force policière pour se préserver d’un embrasement d’autant plus redouté que l’irruption des gilets jaunes en a constitué les prémices. Et que la crise sanitaire accroît encore les inégalités en faisant exploser la pauvreté et la précarité. D’où sa fébrilité à se barricader derrière un arsenal législatif répressif fait par et pour la police (3), dont elle devient la servante.
Les députés de l’opposition de gauche ne sont pas seuls à s’en inquiéter. Plusieurs anciens marcheurs avaient fait savoir en début de semaine qu’ils voteraient contre la loi « sécurité globale ». Et pas seulement en raison de l’article 24. Matthieu Orphelin déplore ainsi qu’aucune des améliorations qu’avec ses collègues de l’ex-groupe Écologie démocratie solidarité il portait pour rééquilibrer le texte n’ait été adoptée. Ils défendaient « une utilisation raisonnée des outils technologiques pour le respect du droit à la vie privée : exclusion de toute combinaison de ces outils avec la reconnaissance faciale, précision des situations dans lesquelles les agents sont autorisés à activer leurs caméras-piétons, limitation des usages des drones dans des cas précis d’appui à des opérations de forces de sécurité et de maintien de l’ordre ou pour les besoins d’une enquête ».
Le malaise a même gagné les rangs de La République en marche. « C’est un texte inutile », a dit Caroline Janvier, députée du Loiret, sur France Bleu Orléans. Ses collègues Mustapha Laabid (Ille-et-Vilaine), Éric Bothorel (Côtes-d’Armor) ou encore Nathalie Sarles (Loire) ont également marqué publiquement leur opposition. Cette dernière n’a d’ailleurs pas mâché ses mots le 23 novembre au micro de France Bleu pour justifier son refus de voter la proposition de loi : « Nous allons tranquillement vers un état autoritaire, vers une suppression des libertés individuelles. » « Ce n’est pas le type de société auquel j’aspire », a-t-elle lâché.
Sans doute approuvait-elle Emmanuel Macron quand celui-ci professait que « la diminution des libertés de tous, et de la dignité de chaque citoyen, n’a jamais provoqué nulle part d’accroissement de la sécurité » et qu’il s’agissait là d’« illusions nuisibles ». Il était alors en campagne présidentielle. Aujourd’hui, retranché dans son palais, son néolibéralisme obstiné ne peut plus s’accommoder de ce libéralisme politique.
(1) Ce régime, mis en place le 11 juillet, avait permis depuis au Premier ministre et aux préfets de prendre certaines mesures (limitation des rassemblements, fermeture d’établissements recevant du public, port du masque…). Il était autorisé jusqu’au 30 octobre 2020.
(2) Lire Politis n° 1627.
(3) Le coauteur et corapporteur de la proposition de loi « sécurité globale », Jean-Michel Fauvergue, est un ancien policier, ex-patron du Raid.
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