Dans l’ombre des plateaux, la « honte » des journalistes
Racisme, sexisme, islamophobie s’étalent chaque jour sur CNews ou LCI. En coulisses et sur le terrain, des professionnels souvent précaires doivent encaisser sans broncher.
dans l’hebdo N° 1631 Acheter ce numéro
N ous, journalistes de CNews, ne sommes pas Éric -Zemmour. » Le 1er octobre 2020, la Société des rédacteurs (SDR) de CNews s’est sentie obligée de le préciser, au lendemain de la déclaration du chroniqueur vedette de la chaîne du groupe Canal+, selon qui es mineurs étrangers isolés « sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont. Tous, tous, tous ! ». Dans un communiqué publié sur les réseaux sociaux, la SDR a tenu à se désolidariser du polémiste, sans pour autant appeler à son éviction du plateau de son émission « Face à l’info ». Loin de faire preuve de virulence, le message a au moins eu le mérite de rappeler que dans l’ombre des plateaux des chaînes d’information en continu, où se succèdent éditorialistes, intervenants, chroniqueurs et présentateurs tous plus à droite les uns que les autres, des centaines de petites mains s’activent. Derrière chaque image commentée en plateau, il y a des journalistes, rédacteurs ou JRI (les journalistes reporters d’images, qui tiennent la caméra). Ceux-là, on ne les entend jamais. D’ailleurs, lorsqu’on se demande comment, dans les rédactions de CNews et de LCI, on vit l’extrême-droitisation accélérée de ces chaînes, les témoignages sont bien rares. Le plus souvent, nos sollicitations sont restées lettre morte. Parfois, un simple « je n’ai pas du tout d’avis sur le sujet » a fait figure de réponse. Certains ont accepté de parler, à condition du respect d’un strict anonymat. Même ceux qui ont quitté la chaîne, voire le métier, ne veulent pas « nuire aux collègues ».
Les chaînes d’info comme CNews et LCI tournent en grande partie grâce à des pigistes, qui composent, avec les CDD, le gros des troupes. Souvent jeunes, ces journalistes travaillent pour différentes rédactions et sont payés à la journée. Une journée de pige à CNews rapporte au minimum 130 euros. Une somme non négligeable pour des jeunes bien souvent précaires, dans un milieu plus que jamais en crise. « Tout au long de mes années passées à CNews, j’ai pensé plusieurs fois à rendre ma carte et partir, mais il fallait bien manger… », se rappelle un journaliste qui a quitté la chaîne cette année. « Je ne prends aucun plaisir à travailler pour CNews. C’est un choix par défaut pour des raisons économiques », lâche un jeune pigiste de l’antenne. Face à un milieu professionnel saturé, ils sont nombreux à venir gagner leur croûte sur des chaînes d’info où le roulement des effectifs est fréquent. En espérant n’être que de passage, avant de trouver un poste ailleurs, comme cette JRI qui « rêve de travailler pour France Télévisions, mais c’est beaucoup plus dur d’y entrer ».
Parmi ces jeunes recrues qui garnissent les rédactions des chaînes d’information en continu, on compte aussi de nombreux alternants, qui suivent en parallèle leurs études en école de journalisme. L’IPJ Dauphine fait partie de ces prestigieuses écoles qui envoient chaque année des étudiants au sein des rédactions de ces chaînes. CNews n’y est pas encore infréquentable. « On relaie auprès de nos étudiants les offres des médias si elles peuvent déboucher sur l’obtention d’une carte de presse, explique Pascale Colisson, responsable pédagogique de l’apprentissage pour l’établissement parisien. On ne peut pas interdire à un étudiant d’aller à CNews s’il l’a décidé. » Pour autant, ils ne semblent pas nombreux à se tourner vers cette chaîne par choix. « J’ai commencé à bosser pour CNews sans me poser trop de questions sur l’orientation politique de la chaîne », se souvient Sophie*. À ses yeux, c’est alors « une chaîne d’information comme les autres ». Aujourd’hui, son discours est un peu différent. « Je n’étais pas toujours fière de dire que je travaillais pour eux », concède la jeune femme. Pour autant, elle s’est sentie à l’aise dans la rédaction et a bien souvent apprécié son travail : « Si je mettais de côté mon éthique, oui, j’étais contente de bosser pour eux. »
Mettre son éthique entre parenthèses pour voir le bon côté des choses, Théo n’y arrive pas. _« J’ai honte de dire que je bosse là-bas », lâche-t-il. Il s’indigne face aux directives de la rédaction en chef, qu’il trouve « scandaleuses » : « Pour la rentrée 2020, les consignes étaient que les sujets devaient servir à faire débattre en plateau. La chaîne ne devrait plus être considérée comme une chaîne d’information. » « C’est une chaîne d’info sans info », abonde un de ses anciens collègues. Mathis_, lui, a travaillé pour LCI. Il n’est pas plus tendre. « Un jour, j’avais tourné un sujet sur un village qui s’apprêtait à accueillir des migrants, se souvient le pigiste. J’avais filmé les habitants qui se préparaient, c’était un bon sujet. On m’avait répondu : “Il n’y a pas eu de tensions ? On ne prend pas.” » Des anecdotes comme celle-là, des désaccords avec leur rédaction en chef, les journalistes de ces chaînes en racontent par dizaines.
Mais pourquoi les rancœurs s’accumulent-elles sans que les journalistes ne s’élèvent contre leur direction ? Pas de place pour la contradiction dans des entreprises au fonctionnement on ne peut plus vertical. À CNews, Serge Nedjar, directeur, et Thomas Bauder, directeur de l’information, indiquent la ligne à suivre, les rédacteurs en chef font exécuter les ordres par les journalistes. « Quand tu arrives le matin, on te dit “Aujourd’hui tu vas faire ça”, explique une JRI à CNews. En chaîne d’info, les choix sont faits en amont des conférences de rédaction. » Difficile dans ces conditions de se faire entendre. D’autant que les désaccords avec la rédaction en chef sont vivement déconseillés. « Le milieu est tellement compétitif qu’une certaine omerta se met en place. Si tu ouvres ta gueule, tu seras vite remplacé », analyse un ancien journaliste de LCI.
À CNews, la situation est particulièrement préoccupante. La grève de 2016 a vidé la rédaction de ses journalistes les plus expérimentés, « et cassé toute résistance », constate Laurent d’Auria, délégué syndical +Libres, syndicat majoritaire du groupe Canal+. « Nous sommes trop sous pression et pas assez unis pour faire grève. C’est pour ça qu’à l’arrivée de Zemmour en 2019 il n’y a eu qu’une molle contestation », déplore le syndiqué qui travaille aujourd’hui pour la chaîne Canal+. Particulièrement mobilisé lors du mouvement de grève de 2016, le syndicat +Libres est aujourd’hui « marqué au fer rouge à CNews », assure Laurent d’Auria, qui qualifie la chaîne d’« État dans l’État » (CNews n’est que l’une des sociétés du groupe Canal+). « La grève est vouée à l’échec », soupire aujourd’hui un journaliste de CNews. Le conflit de 2016 est resté dans toutes les mémoires. Trois ans plus tard, quand la direction annonce qu’Éric Zemmour devient chroniqueur pour la chaîne, Serge Nedjar lance aux contestataires : « Vous pouvez faire six mois de grève, Zemmour viendra. » Comme dialogue social, ça se pose là.
Pour l’instant, les Pascal Praud, Éric -Zemmour, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy et autres Caroline Fourest peuvent sévir sans crainte. En coulisses, les journalistes essuient les plâtres. « C’est de plus en plus compliqué sur le terrain. Les débats en plateau nous font beaucoup de mal », regrette un ancien JRI de CNews. Alors, quand ils se rendent en reportage dans des manifestations ou dans les quartiers populaires, les micros des journalistes n’exhibent plus les couleurs de la chaîne, ils sont noirs. « En manif, en tant que journaliste de LCI, tu es dans le viseur. J’ai pas mal mouillé le maillot pour eux, témoigne Mathis. On me promettait de me contractualiser, mais on ne l’a jamais fait. Ces chaînes d’information en continu se nourrissent de gens précaires comme moi. » Ces précaires encaissent sans broncher, ou si peu. Entre leur direction et les personnes indignées de ce qu’elles entendent sur ces chaînes chaque jour. « Quand tu travailles sur CNews, pour les gens, tu es Éric Zemmour », résume Théo. N’en déplaise à la Société des rédacteurs de la chaîne.
- Les prénoms ont été modifiés.