Effondrement et rébellion
Loin de l’apocalypse hollywoodienne, le « catastrophisme » du jeune mouvement climat porte à la fois une expérience concrète et un espoir de résistance aux infrastructures meurtrières du vieux monde.
dans l’hebdo N° 1630 Acheter ce numéro
Les travaux questionnant le temps que nous vivons sous l’angle de possibles effondrements ou d’effondrements certains – au lieu d’adopter celui de la crise et d’un calme retrouvé après une tempête passagère, fût-elle brutale – bousculent les imaginaires et les engagements. Et suscitent controverses et caricatures.
Que nous disent de ces controverses les mouvements de rébellion surgis quasiment dans la même période et regroupés – sans doute de manière réductrice – dans un « mouvement climat (1) » ? Quand ces organisations, très diverses, s’expriment dans les termes de l’effondrement, ceux-ci ne relèvent pas d’un « catastrophisme », millénariste ou éclairé, mais d’un temps de catastrophes présentes, avérées, ressenties, incorporées : des catastrophes qui ont lieu, au plein sens du terme. Dans l’état actuel du monde, la question n’est plus de redouter que l’annonce des catastrophes contribue à les faire advenir en instillant le fatalisme, à l’image des prophéties autoréalisatrices. Car il ne s’agit pas de prophéties. Quelles que soient les incertitudes, les scientifiques montrent que le réchauffement de 1,5 °C, objectif maximum de l’accord de Paris à l’horizon 2100, sera atteint autour de 2030 et celui de 2 °C autour de 2040. Ils ne sont pas des prophètes de malheur. Les secousses climatiques ne sont pas non plus des punitions annonciatrices de la fin du monde : elles sont un choc de réalité.
La catastrophe climatique et celle affectant la toile de vie sont singulières par rapport à des catastrophes atomiques, toujours éminemment possibles : si elles partagent une source commune dans l’appareil militaro-techno-industriel, elles ne sont pas des explosions brutales à venir, un anéantissement sans distinction. Elles sont des secousses en cours, des processus lents de guerre au vivant qui s’accélèrent et se connectent désormais, avec des effets locaux, des pertes de mondes vécues, irréversibles, différenciées, inégales. La stabilité des systèmes complexes et vitaux est atteinte, comme en témoigne la perturbation du cycle de l’eau.
Si l’avenir reste radicalement incertain, imprévisible, indéterminé, si l’histoire humaine est faite de surgissements politiques inattendus, notre présent affaiblit ces indéterminations. C’est pourquoi les résistances multiples à l’enfermement de ce présent dans une course vers un précipice qui n’est plus un symbole ne sont plus inspirées par les espoirs du « développement durable », qui fut une véritable prophétie autoréalisatrice. Un développement qui a bien trop duré. Les générations futures, ces âmes sans corps du développement durable des années 1990, sont là, corporellement présentes.
Résistant au fatalisme, au survivalisme guerrier – dont la « guerre au virus » est un écho –, à l’autoritarisme néolibéral, ces soulèvements mettent au jour les tromperies de la toute-puissance humaine. Y compris dans leur dimension écologiste quand celle-ci inspire un capitalisme vert ou une transition qui seraient une nouvelle version du développement durable et de la croissance. Ces soulèvements indiquent le niveau où devrait se situer l’action politique, ainsi que ses limites. Une part de cet avenir est en effet non négociable, elle échappe à la volonté humaine, à la raison calculatrice, en un mot à la domestication de la Terre et des communautés biotiques qu’elle abrite. Agir en assumant concrètement la vulnérabilité radicale des personnes, des milieux de vie, des sociétés réinvente et approfondit la « question sociale ». Œuvrer pour redonner un sens perdu à la vie, et pas seulement pour la pérenniser, pour retrouver la beauté du monde est un acte d’écologie politique.
Nommer les effondrements n’est pas attendre dans un fauteuil une apocalypse hollywoodienne. C’est témoigner d’une période qui n’est pas « normale », ordinaire. C’est donner sens à la désobéissance collective qui anime ces mouvements, en étendant et légitimant l’état de nécessité. La joie et l’espoir accompagnent aussi cette conscience tragique. Joie pure de voir s’écrouler des croyances meurtrières ; joie vigilante pour les victoires politiques arrachées ; joie attentive aux multiples expériences collectives qui, loin d’être insignifiantes, font système – sans S majuscule, mais avec une créativité autorisant un espoir actif pour d’autres basculements. Espoir lucide devant l’écroulement des infrastructures les plus meurtrières et désespoir tonique face à l’abandon de leurs salariés et des tentatives de relancer la machine à tout prix.
(1) Il est impossible ici de citer tous ces travaux. Voir Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Seuil, 2015. Pour la controverse, voir les articles dans AOC de Jean-Pierre Dupuy, « Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé », 12 novembre 2020, et de Catherine et Raphaël Larrère, « Libérer l’écologie de l’imaginaire effondriste », 14 septembre 2020.
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