En Géorgie, la revanche du vote noir
C’est grâce à un travail de longue haleine pour inscrire les Afro-Américains sur les listes électorales que cet État a voté Biden. Le 5 janvier, il pourrait élire les deux sénateurs qui manquent aux démocrates.
dans l’hebdo N° 1632-1634 Acheter ce numéro
Un écart de 12 670 voix. C’est ce qui sépare Joe Biden et Donald Trump dans l’État de Géorgie à l’issue de l’élection présidentielle américaine. Les résultats ont été certifiés le 20 novembre, malgré les contestations désespérées du milliardaire et de son équipe d’avocats. Cette victoire de Joe Biden est aussi courte qu’historique. État du Sud-Est de 10 millions d’habitants, autrefois solidement républicain, la Géorgie ne sourit pas habituellement aux candidats démocrates à la Maison Blanche. Depuis 1964, seuls Jimmy Carter (originaire de Géorgie) et Bill Clinton ont remporté l’État et ses 16 grands électeurs, en 1976 et 1980 pour le premier, en 1992 pour le second. Après quatre tumultueuses années de Donald Trump, il est devenu un « État pivot » (« Swing State »), déterminant dans la course à la présidence, à la surprise de certains observateurs. Sur le terrain, cependant, ce statut n’a pas étonné. Depuis des années, la Géorgie est travaillée par des changements démographiques qui favorisent la gauche américaine. Elle est également labourée par une myriade de groupes civiques et politiques qui se battent pour faciliter l’accès au vote des populations exclues du processus démocratique et accroître les inscriptions sur les listes électorales. Les plus connus d’entre eux sont Fair Fight Action et le New Georgia Project (NGP), deux groupes fondés par l’ancienne députée de Géorgie Stacey Abrams pour lutter contre les mesures de « suppression d’électeurs » (« voter suppression ») pour lesquelles l’État est devenu tristement célèbre dans la vie politique américaine.
Femme noire, ancienne avocate, elle a fait les frais de ces techniques d’obstruction. En 2018, elle est battue par le républicain Brian Kemp dans la course pour le siège de gouverneur de l’État. Responsable de l’organisation et de la supervision des élections dans son poste de l’époque, ce proche de Donald Trump a notamment été accusé d’avoir fait fermer des bureaux de vote dans des comtés avec une forte population afro-américaine, favorable à son adversaire. Il s’est imposé de 55 000 voix (50,2 % contre 48,8 %), empêchant Stacey Abrams de devenir la première femme noire à accéder à un poste de gouverneur aux États-Unis. « Les Afro-Américains n’ont le droit de vote que depuis 55 ans, ce qui n’est rien à l’échelle de l’histoire d’un pays vieux de quatre siècles, raconte E. Dewey Smith Jr., pasteur noir à Atlanta. Depuis, on cherche à nous le retirer ou à le restreindre. On nous radie des listes électorales sans raison. On ferme des bureaux de vote dans les quartiers noirs, ce qui signifie qu’il faut faire jusqu’à onze heures de queue pour voter dans un nombre limité de sites… Les hommes blancs ont bénéficié du droit de vote pendant des siècles, et ils entendent bien garder le contrôle. »
Le revers de Stacey Abrams en 2018 a agi comme un catalyseur pour les élections de 2020, en particulier chez les Afro-Américains, bien décidés à ce que leur vote soit compté. Dès l’ouverture du vote anticipé le 12 octobre, mesure prise pour désencombrer les bureaux du vote en raison du Covid-19, certains ont fait la queue pendant des heures, avec le soutien d’associations venues leur distribuer des repas et de l’eau pour les encourager à rester dans la file d’attente. Comme toutes les voix sont cruciales dans un Swing State, de nombreux groupes, particuliers et entreprises se sont mobilisés pour acheminer les électeurs aux bureaux de vote. Naca (Neighborhood Assistance Corporation of America), une association nationale qui aide les populations défavorisées à accéder à la propriété, a affrété, pour la première fois de son histoire, 150 véhicules et recruté une armée de volontaires pour transporter gratuitement les électeurs aux bureaux de vote et les ramener chez eux. Seniors, chômeurs privés de voiture ou toute personne n’ayant pas les moyens de se payer le trajet en taxi : tous ont bénéficié du service. « C’est une question de justice économique et sociale. Si les voix des personnes défavorisées ne sont pas entendues parce qu’elles ne peuvent pas aller aux urnes, elles n’ont pas leur mot à dire sur leur quotidien, la qualité de leurs écoles, la collecte des ordures, la sécurité de leur quartier. En Géorgie, l’État de Martin Luther King et d’autres militants des droits civiques, beaucoup de gens se sont battus et sont morts pour le droit de vote. C’est un sujet très personnel ici », souligne Bruce Marks, le président de Naca.
Il n’y a pas que le travail de fourmi opéré par les associations qui explique le résultat des démocrates en Géorgie. Depuis plusieurs années, Atlanta et sa banlieue, qui constituent le plus grand bassin de voix dans l’État, bénéficient d’un phénomène appelé la « migration inversée », qui voit des Noirs aisés revenir s’installer en ville, attirés par le pouvoir d’achat et la qualité de vie. « On assiste à l’émergence d’un nouveau Sud noir aux États-Unis », résume Maurice Hobson, professeur d’études afro-américaines à l’université d’État de Géorgie (GSU) et auteur d’un ouvrage sur Atlanta, surnommée « La Mecque noire des États-Unis » pour le rayonnement qu’elle exerce dans l’imaginaire noir américain. « Depuis la guerre de Sécession, les Noirs ont quitté le Sud esclavagiste par vagues pour s’installer ailleurs dans le pays, en particulier à New York ou dans le Midwest, où ils étaient libres. Aujourd’hui, leurs descendants reviennent en Géorgie pour des raisons qui vont du climat agréable au coût abordable de l’immobilier en passant par les avantages économiques et éducatifs. La Géorgie abrite notamment plusieurs universités noires historiques, qui ouvrent des opportunités pour les Afro-Américains. »
Il n’y a pas que les Noirs qui viennent s’installer en Géorgie. Le boom économique et la localisation géographique de l’État drainent aussi des Hispaniques et des Asiatiques. Ces derniers, qui pèsent 4 % de la population de Géorgie, représentent plus de 200 000 électeurs, ce qui en fait un électorat potentiellement décisif dans les scrutins serrés. En 2020, leur participation a augmenté de 91 % par rapport à 2016, permettant à Joe Biden et à d’autres candidats démocrates à des postes locaux de battre leurs adversaires républicains.
« D’ici à 2024, la Géorgie sera le premier État du sud des États-Unis où les Blancs ne seront plus majoritaires. La population sera noire, asiatique, hispanique, féminine. Elle correspondra à la nouvelle majorité américaine. Cela a des conséquences sur le plan politique », analyse Billy Michael Honor, responsable des relations avec les groupes religieux au sein du New Georgia Project. Fondée en 2014, l’association s’emploie à accroître la participation électorale de ces nouveaux électeurs, notamment les plus jeunes, qui se désintéressaient de la politique jusqu’à présent. En six ans, le NGP a inscrit 400 000 personnes sur les listes électorales de l’État. Elle est notamment allée les chercher dans les écoles et sur la plateforme de streaming pour amateurs de jeux vidéo Twitch.
Dans cette Géorgie en transition politique et démographique, le poids électoral des grandes villes, diverses sur le plan racial, est contrebalancé par les zones rurales, solidement républicaines. Ce bras de fer se cristallise dans la campagne actuelle pour les deux sièges de sénateur de Géorgie. Les candidats démocrates (le journaliste d’investigation Jon Ossoff et le pasteur Raphael Warnock, qui officie dans l’ancienne église de Martin Luther King à Atlanta) sont au coude-à-coude dans les sondages avec leurs adversaires républicains respectifs : les sénateurs David Perdue et Kelly Loeffler, que Donald Trump et son vice-président Mike Pence sont venus soutenir. L’issue de cette élection, qui sera tranchée le 5 janvier, déterminera quel parti contrôlera le Sénat. Si les républicains remportent ne serait-ce que l’un des deux sièges, Joe Biden sera placé en situation de cohabitation pour au moins les deux premières années de son mandat. Si les deux démocrates s’imposent, leur parti contrôlera la Maison Blanche et le Congrès. Il aura donc les mains libres pour gouverner et appliquer ses réformes. Face à l’enjeu, les démocrates espèrent confirmer les performances de la présidentielle. « Je ne sais pas si la Géorgie basculera durablement dans le camp démocrate, conclut Billy Michael Honor. Mais une chose est sûre : la dynamique politique a changé. Le Parti démocrate peut désormais s’y imposer. La Géorgie est devenue un État disputé. Le parti qui mettra en avant le meilleur programme pour cette future majorité et intégrera ces nouvelles populations aura plus de chances de l’emporter. »