Gouverner sans chef, ils l’ont fait ! Gilets jaunes : quand le moyen devient la fin
Tiers-lieux, ZAD, mais aussi gilets jaunes : galerie d’exemples de groupes qui s’organisent différemment.
« Si la parole ne circule pas, l’intelligence collective ne peut pas fonctionner. »
dans l’hebdo N° 1632-1634 Acheter ce numéro
Au-delà des clichés d’un mouvement bordélique qui lui collent aux gilets, le peuple des ronds-points a plutôt fait preuve d’une rigueur extrême sur ses principes. Ne pas laisser des têtes dépasser, ne jamais se laisser confisquer la parole. Depuis sa création, l’Assemblée des assemblées (ADA) – sorte de forum de concertation et laboratoire d’idées du mouvement – a toujours respecté cette ligne.
L’ADA trouve son origine dans l’appel de Commercy, lancé fin décembre 2018. Face aux exhortations du gouvernement et d’une partie du mouvement des gilets jaunes à élire des représentants régionaux, des révoltés de la Meuse refusent de négocier. Aux discussions des palais parisiens ils préfèrent des assemblées populaires sur les ronds-points. Chacune de ces assemblées pourra alors envoyer à l’Assemblée des assemblées une délégation avec ses revendications.
Commercy, Saint-Nazaire, Montceau-les-Mines, Montpellier, Toulouse… Cinq éditions se sont succédé depuis le premier appel. Une sixième est programmée, cette fois-ci en Île-de-France, sans date fixe encore, crise sanitaire oblige.
Chaque délégation doit respecter une limite de quatre personnes. Deux porte-parole (un homme et une femme de préférence)et deux observateurs dépourvus du droit de vote. Cette restriction répond à une préoccupation logistique, pour éviter une déferlante jaune. De 300 à Commercy, l’ADA a vu sa fréquentation presque tripler à Saint-Nazaire, avec plus de 800 personnes présentes. Face à cet engouement, l’équipe organisatrice de la troisième édition, à Montceau-les-Mines, a dû inventer des filtres. Les participants envoient au préalable une photo de groupe. « Pour éviter l’infiltration par les forces de l’ordre et éviter les gens qui ne représentent qu’eux-mêmes », explique John, un gilet jaune de Commercy.
L’Assemblée des assemblées se joue en deux temps : les groupes de travail, thématiques et en petit comité ; les séances plénières, où sont restituées les discussions des groupes de travail et où de nouveaux appels sont votés par les porte-parole. Pendant les trois jours de l’ADA, une quinzaine de « facilitateurs » animent les discussions. « Ils ne dictent pas ce qu’il y a à faire, mais aident à avancer et gèrent les tensions », explique un groupe de gilets jaunes de Saint-Nazaire (1).
John, présent à trois éditions de l’ADA, admet tout de même des difficultés à débattre en plénière : « La parole ne circule pas suffisamment dans les grands groupes. Si elle ne circule pas, l’intelligence collective ne peut pas fonctionner. » Une analyse partagée par les gilets jaunes de Saint-Nazaire : « En plénière, certains se lâchaient sur leur avis personnel. Mais, en groupe de travail, il y avait tellement de gens attentifs à la réflexion collective que celui ou celle qui tirait la couverture de son côté se faisait tacler. »
L’ADA n’a jamais eu la prétention de gouverner les gilets jaunes, mais plutôt de les inspirer. John le résume bien : « Elle sert à monter en compétence, à trouver des idées pour nourrir la réflexion localement, à faire du bien au moral aussi, en voyant que ça bouge ailleurs. À se donner de la force. » L’impossibilité de s’accorder sur le fond n’a jamais eu d’importance. La méthode gilet jaune a primé pour devenir sa propre finalité.
(1) Les gilets jaunes de Saint-Nazaire ont refusé le principe d’un entretien individuel. Ils ont préféré nous répondre collectivement.