Haroun, le rire philosophe
Caustique, ironique, à l’écriture ciselée. Entre deux confinements, le fringant humoriste publie un premier ouvrage désopilant, en attendant le retour à la scène avec un nouveau spectacle.
dans l’hebdo N° 1631 Acheter ce numéro
Retour sur un message de Patrick Balkany, posté sur Facebook en 2018 : « “Je souhaite, écrit-il, un heureux ramadan à tous les musulmans de Levallois et d’ailleurs. J’espère que ce sera signe de paix. Et annonciateur de la fin des attentats.” Qu’est-ce qu’il a dans sa tête ? Ce sont des gens qui n’ont pas de limites. Ils tuent des enfants et tu crois qu’ils s’arrêtent pendant le ramadan ? Tu crois que Daech a fait passer une note interne pour dire que pendant le ramadan, on ne mange pas, on ne boit pas, on n’explose pas ? Patrick Balkany pense que le ramadan, c’est le RTT du terrorisme ? […] Y a pas un moment où ils vont se rendre compte que les conflits au Moyen-Orient, c’est un peu plus compliqué que ramadan ou pas ? Musulmans ou pas musulmans ? Il y a quelques jours, Trump a vendu pour 110 milliards de dollars d’armement à l’Arabie saoudite. Penses-tu que le roi d’Arabie saoudite s’est acheté des missiles pour faire un feu d’artifice lors de l’Aïd, avec un bouquet final sur le Yémen ? […] Je souhaite un heureux ramadan à Abou -Balkany, un ramadan qui sera signe de paix et annonciateur de la fin des fraudes fiscales. »
Voilà qui donne le ton et une idée de l’humour d’Haroun. Avec son air de pas y toucher. D’un spectacle l’autre, depuis 2013 sur scène. Ironique, caustique, c’est peu dire. Inscrit dans la pleine dérision, jouant à déconstruire les clichés. Sur le hijab vendu chez Decathlon : « C’est contre la République, si tu marches, ça va… On se demande s’il ne va pas y avoir une brigade de contrôle sur les femmes voilées pour savoir si elles ne marchent pas. […] Dupont-Aignan a déclaré : “Si on cède, c’est fini.” Qu’est-ce qui est fini ? Il veut que les musulmanes restent lentes ? » Sur le harcèlement sexuel : « Difficile d’en parler. On a toujours peur de déraper. J’ai toujours peur d’une Caroline Fourest cachée dans le public qui attend le moindre faux pas. » Sur les gilets jaunes : « Sur BFM, on sent que les musulmans leur manquent. À mon avis, en réunion de rédaction, ils sont là… “Personne n’a vu un Coran contre le pouvoir ? Personne n’a entendu Allah Akbar ? Non ? Pff… Qu’est-ce qu’on va dire ?” »
Intarissable Haroun, possédant le sens de la formule : « Je ne suis pas islamophobe… Pas que… Je suis aussi antisémite. […] Il y en a qui pensent que les juifs dirigent le monde… Je ne pense pas que les Chinois soient juifs ! » Et d’une précision implacable. Cinglant le « grand remplacement » de Renaud Camus, relayé par Dupont-Aignan, Zemmour, Ménard, Finkielkraut et Villiers, « les cinq fantastiques ». Sur Éric Zemmour, justement, dont il a lu le dernier livre, il concède : « Ce n’est pas trop mal écrit… C’est mieux écrit que Mein Kampf. […] Zemmour ne cherche pas la vérité, il veut prouver qu’il a raison. Quel que soit le moyen, honnête ou pas. À coups de syllogismes. […] C’est comme ça qu’on crée des théories du complot. » Mais qu’on ne se méprenne pas. Haroun ne défend pas les musulmans : « J’ai une carrière à faire ! »
Bon chic, bon genre, trogne de petit chenapan, Haroun, façon premier de la classe, l’œil pétillant derrière ses petites lunettes, espiègle en chef, dans la politesse de l’humour noir, pince-sans-rire. Né en 1984, grandissant à Bures-sur-Yvette (Essonne), il est peu disert sur sa vie privée. « Je n’ai pas envie qu’on me définisse par mes origines, je ne veux pas qu’on pense que je dis telle ou telle chose parce que je viens d’ici ou là. » Ses parents travaillent dans la psychologie, il choisit une autre voie, après un bac S : une école de commerce. Cinq ans d’études. Drôle d’idée. « Je ne savais pas ce que je voulais faire, mais je savais que tout est à vendre ! » Il se plaît dans la danse, tout particulièrement le hip-hop. Jusqu’à hésiter à poursuivre ses études. Finalement, il va au bout de l’école de commerce, parce que, « tout de même, la danse, c’est difficile, c’est un sport de haut niveau et mal payé ! » Pendant ces mêmes études, il découvre l’improvisation. Il devient « formateur en entreprise, reliant les techniques de management et l’impro ». Rien à voir avec le commerce. « Mais le commerce, c’est un grand mot. On peut travailler dans une ONG ou dans la finance. » Un premier salaire qui lui permet d’entrer en scène. Parallèlement, il écrit ses premiers textes, noircit des pages. Au collège, il appréciait déjà l’exercice de la rédaction. Il en convient aujourd’hui : « Depuis tout petit, je rêvais de faire de l’humour et de la scène. »
Haroun n’entre pas dans l’écriture la besace vide. Parmi les livres qui l’ont marqué, Voyage au bout de la nuit, de Céline. « Pour son écriture précise, efficace, parvenant à faire passer une idée complexe en quelques mots. » Autre valeur sûre, La Vie devant soi, de Romain Gary (sous le nom d’Émile Ajar). « Dans un autre registre, c’était encore une claque, avec sa manipulation des mots pour donner une énergie au texte. » Le jeune humoriste ajoute dans sa bibliothèque Amin Maalouf « pour sa simplicité dans Les Identités meurtrières », Nasr Eddin, « philosophe turc, qui a touché le monde arabo-musulman au Moyen-Âge, auteur d’historiettes, à moitié philosophiques, à moitié humoristiques. C’est très inspirant parce que lié à la construction de l’humour, très moqueur, notamment sur les croyants béats, drôle sur le monde médiéval, mais qui résonne encore. À les lire, je suis encore un débutant en écriture, et c’est agréable de se dire ça ! »
Aujourd’hui, il puise beaucoup plus dans la philosophie. « J’y trouve des développements d’idées qui s’apparentent à ce que j’aimerais pouvoir faire, en essayant d’aller plus loin dans les sujets. Chez Nietzsche, qui me retourne le cerveau, chez Schopenhauer, exécrable, mais qui a le sens de la punchline, Cioran, pour les moments où l’on a envie de déprimer un peu, Lichtenberg pour ses aphorismes, dans Le Couteau sans lame (auquel manque le manche), véritable cabinet de curiosités. La philosophie a l’avantage de nous faire travailler le cerveau différemment. Quand je lis ces ouvrages, j’ai -l’impression de faire des mathématiques. » Autant de lectures qui expliquent sans doute le niveau de langue subtil et soutenu de cet humoriste, passant son temps au-dessus d’un texte à surligner des phrases, traquant le mot exact. « Ce n’est pas forcément du langage soutenu, il est parfois populaire, mais il faut savoir l’utiliser. C’est toujours un plaisir de trouver la tournure d’une phrase qui résume tout », poursuit Haroun, bercé par « la génération Canal, par Monsieur Manatane avec Benoît Poelvoorde, par José Garcia, les Deschiens, également par les Inconnus ». Mais Coluche d’abord : « J’étais petit, je voyais un clown et mes parents qui rigolaient. Il existe chez lui une critique de la politique frontale, avec des sujets qui parlent à tout le monde. Ça pouvait passer pour du gag, ce n’en était pas. » Autre influence profonde, celle de Pierre Desproges. « C’est plus tard que j’ai compris ce qu’il disait, ce n’est pas accessible à n’importe quel âge. » S’ajoutent dans la caboche Ricky Gervais et la série des Monty Python’s Flying Circus pour « leur humour un peu déjanté, fou, parfois crado, même si c’est assez loin de ce que je fais ». On connaît pires influences.
Reste l’inspiration. « Elle vient de n’importe où, de situations de vie, d’un article de presse, d’un livre. » De l’actualité aussi, à la manière d’un Guy Bedos, aimant faire du drôle avec du triste, dont il est séduit « par l’écriture immédiate ». On n’est jamais loin de l’improvisation… ni de cette écriture aiguë troussée qu’il brinquebale sur les planches, dans une sobre mise en scène, trublion taraudé par le bon geste, bien campé dans l’élégance, tiré à quatre épingles, toujours vêtu d’un dégradé de gris et noir. À chacune de ses sorties saillies. Pas seulement sur Balkany, ou bien ses « cinq fantastiques », mais encore Devedjian, le Rassemblement national, ou les communautés, dont il pointe les travers. « Ce qui m’agace, ce sont les comportements absurdes. Que l’on croie en tel ou tel Dieu, il y a des travers dénonçables, que j’essaye de traiter. J’aime aussi l’idée que des gens, en apparence d’une communauté différente, se retrouvent autour de l’humour, rient des mêmes choses, si bien que l’appartenance peut être très relative. Une communauté, ce n’est qu’une partie de notre identité. »
Demeure cette ritournelle de Pierre Desproges : peut-on rire de tout ? « Oui, mais personne n’a jamais réussi, parce que le monde est infini et qu’on n’a jamais testé tous les sujets. On ne devrait même pas se poser la question. Est-ce qu’on se demande si on peut pleurer de tout ? Le rire est une émotion, on ne choisit pas de quoi on rigole. Malheureusement, ou heureusement, le rire surgit, il ne se maîtrise pas. La question est celle-ci : a-t-on le droit de se moquer de tout ? On confond créer du rire et la moquerie. Si je pointe du doigt un enfant dans une cour d’école sur ses faiblesses, que tout le monde se moque de lui, est-ce que cela fait partie du rire de tout ? S’il s’agit de rire de quelqu’un à ses dépens et que je le ridiculise, cela fait-il partie du rire de tout ? À ce moment, on va me répondre que, dans ce cas, on ne peut plus rire de tout. C’est la limite qu’on a du mal à définir. Je ne m’interdis aucun sujet, en travaillant mes angles de sorte que ça ne devienne pas de la méchanceté. »
En 2016, encore un brin naïf, invité sur un plateau de Sud Radio, il songe répondre à des questions sur son nouveau spectacle… « devant quelqu’un qui n’avait pas du tout le même projet », mais entend, lui, parler femmes voilées, sans en connaître une seule, et non d’humour. Il en fera un sketch hilarant. Et « pour ceux qui ne connaissent pas Sud Radio, prévient-il, c’est une radio qui est beaucoup plus à droite qu’au sud ». De quoi se dessaler des médias, de cultiver son esprit critique et taquin : « J’aimerais tellement qu’il y ait là un séisme pour remettre en question la façon de faire réfléchir et transmettre. On observe un envahissement de l’émotion, un appauvrissement de la réflexion. C’est beaucoup de sensationnel, de faits divers, des réactions à chaud. Il n’y a pas de débats, mais des colères, pas le recul nécessaire, contrairement aux philosophes. »
Presque dans la foulée, en 2019, il crée le site pasquinade.fr, dans lequel il glisse un nombre conséquent de spectacles. Les siens, ceux d’autres humoristes. Des contenus gratuits et payants. Au chapeau, comme à l’ancienne. Ce que donne l’internaute va directement dans la poche de l’artiste. Soit un équivalent du circuit court, vigilant sur le droit d’auteur, le but étant de contourner les Gafa. Aujourd’hui, entre deux confinements et les fermetures des salles, il rode un nouveau spectacle, Seuls, qui sera présenté au Théâtre Édouard-VII à Paris en février prochain. En attendant, il publie un premier ouvrage singulier, Les Pensées d’Héractète, dans lequel il désacralise la philosophie, créant de toutes pièces un philosophe de la Grèce antique, entre pensées et aphorismes. Drôle, absurde.
Un bol d’air dans les affres de cette fin d’année, qui laisse réfléchir sur l’apport de l’humour ? « Ce n’est pas la règle à tout, répond-il. Il ne faut pas oublier l’impact qu’il peut avoir, mais, surtout, plus la période est difficile, moins l’humour doit être innocent. Tout ce qui peut apporter un peu d’émotion peut relâcher les nerfs. C’est valable pour la comédie et la tragédie. En ce moment, le plus important, ce n’est pas vraiment l’humour, mais de remettre de la pensée au cœur des débats. »
En 2017, Haroun avait aligné trois tours de piste avec un spectacle autour de l’élection présidentielle. Il ne sait pas encore s’il remettra le couvert en 2022. On l’espère. Derechef calé dans l’observation alentour, guère enclin à céder à la facilité. Si Dieu vomit les tièdes, d’après ce qu’on raconte, il sera épargné. Quel que soit le dieu.
Haroun, spectacles à voir sur Pasquinade.fr ; Seuls, en tournée et au Théâtre Édouard-VII, Paris IXe, en février.
Renseignements sur le site Haroun.fr
Les Pensées d’Héractète, éditions des Équateurs, 192 pages, 15 euros.