Les Turques se battent contre les féminicides
Les organisations de femmes se mobilisent contre le gouvernement conservateur d’Erdogan, qui, pour draguer l’extrême droite, recule sur la lutte contre les violences de genre.
dans l’hebdo N° 1630 Acheter ce numéro
Les Turques paient un lourd tribut à la domination masculine. En novembre 2020, le pays comptait déjà 354 victimes de féminicide dans l’année, selon le Monument Counter (1). Elles étaient 418 en 2019, 404 en 2018. Un chiffre qui, rapporté à la population totale, est 2,5 fois plus élevé qu’en France (2). Et certains meurtres font parler d’eux plus que d’autres, comme celui de Pinar Gültekin. Le 16 juillet, elle a été tuée par son compagnon dans la province de Mugla, sur la côte ouest du pays. Un meurtre d’une violence sans nom. Pinar Gültekin a été étranglée après avoir perdu connaissance à force d’être rouée de coups. Puis le meurtrier, Cemal Metin Avci, a brûlé son corps dans un tonneau avant de le couler dans du béton. Il l’a ensuite emporté dans une forêt pour tenter de le faire disparaître. Le corps de Pinar Gültekin a finalement été retrouvé quelques jours plus tard, le 21 juillet. Elle avait 27 ans. Son assassinat barbare a fait la une des médias dans tout le pays.
Deux semaines plus tôt, le 2 juillet, Numan Kurtulmus, vice-président du parti présidentiel AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur et libéral), avait annoncé que la Turquie allait se retirer de la convention d’Istanbul, un traité international qui veut lutter contre toutes les formes de violences à l’égard des femmes, et que la Turquie avait été le premier pays à ratifier, en 2012 (3). « La signature de la convention d’Istanbul était une erreur », avait-il alors annoncé.
En dehors des milieux militants, la convention était peu connue en Turquie. Mais les détails du meurtre de Pinar Gültekin et la vague d’indignation qui a suivi lui ont donné une visibilité de premier plan. « Pinar était jeune, elle faisait des études. Beaucoup de jeunes femmes ont pu se retrouver en elle. Ce qui nous a permis de communiquer massivement sur la convention d’Istanbul », explique Özlem Altiok, membre de l’organisation féministe Esik (Plateforme des femmes pour l’égalité). Les opposants au retrait de la convention s’organisent alors. Malgré le Covid-19, la mobilisation prend de l’ampleur, des manifestations ont lieu dans plusieurs villes, notamment à l’ouest du pays. Début août, une quinzaine de militantes sont arrêtées à Izmir et emmenées au poste de police, où elles subiront insultes et coups.
Présentes quotidiennement dans les rues d’Istanbul, d’Izmir ou encore de Bodrum – dans la province où a eu lieu l’assassinat de Pinar Gültekin –, les militantes interpellent et informent sans relâche femmes et hommes à propos de la convention d’Istanbul. Sur les réseaux sociaux, des hashtags sont créés et vivement relayés, tels #IstanbulSözlesmesiYasatır (« La convention d’Istanbul sauve des vies ») et #ChallengedAccepted, avec lequel les femmes turques postent une photo d’elles-mêmes en noir et blanc pour rappeler qu’elles auraient pu être, elles aussi, Pinar Gültekin. Ce hashtag dépassera même les frontières turques.
En Turquie, l’unique texte législatif découlant de la convention d’Istanbul, et qui permet de lutter contre les violences conjugales, est la loi 6284, intitulée « protection de la famille et prévention de la violence contre les femmes », dite « loi de protection ». « Le gouvernement ne considère pas les femmes comme des individus, mais comme des membres de la famille, épouses de, mères de, filles de… Elles sont seulement vues en lien avec l’autre. Cela se reflète dans le nom du ministère de la Famille et des Politiques sociales », précise Özlem Altiok. Si la Turquie venait à se retirer de la -convention d’Istanbul, les opposants craignent que la loi 6284 ne disparaisse.
Au demeurant, « même si la loi 6284 existe, elle reste insuffisante », souligne Fatma Aytaç, également membre d’Esik. Car, si la Turquie a été le premier pays signataire de la convention, le premier à la ratifier, la plupart de ses recommandations ne sont toujours pas mises en application, malgré la prégnance persistante des féminicides. La convention stipule par exemple que chaque pays signataire doit mettre en place des services de soutien tels que des foyers pour les femmes victimes de violence, ce que réclament par exemple les féministes à Bodrum. Dans d’autres villes où ces services sont présents, ils sont insuffisants au regard des besoins. Les seuls chiffres rendus publics sont ceux compilés par les médias et les ONG.
« Le ministre de la Justice a reconnu, début novembre, détenir les chiffres sur les féminicides, il a aussi avoué qu’il n’allait pas les communiquer », précise Özlem Altiok. De fait, le ministère de l’Intérieur a publié un rapport affirmant que les féminicides avaient baissé de 27 % ces dix derniers mois, mais sans rien fournir pour étayer cette annonce. La convention impose pourtant que ces chiffres soient rendus publics. Et les données recueillies montrent de grandes disparités entre territoires : à l’est, il y a moins de médias et d’organisations travaillant sur le sujet, et donc moins d’informations, car la région est pauvre et moins développée que la côte ouest et Istanbul ; en outre, le conflit entre le PKK et l’État y impose une lourde présence militaire et policière. « On sait qu’en réalité les chiffres sont bien plus élevés. Les meurtres sont camouflés en suicides », déplore Fatma Aytaç.
L’appareil judiciaire est également déficient. « Le mois dernier, une femme kurde a voulu porter plainte pour violence conjugale. Ne parlant pas turc, elle n’a pas pu déposer sa plainte. Aujourd’hui, elle est morte, raconte Ebru Batur, membre de la plateforme We Will Stop Feminicides. Pour les féminicides qui parviennent à être examinés par la justice, certains juges accordent des réductions de peine aux meurtriers car ils ont été “polis” pendant le procès. » L’état d’ébriété de l’accusé au moment du meurtre est parfois considéré comme une circonstance atténuante. S’il porte une cravate au moment de l’audience, il peut obtenir une réduction de peine pour « bonne conduite ». Les organisations féministes se battent contre ces cadeaux faits aux assassins. « Tuer une femme ne peut pas être moins grave parce qu’on porte un costume ! La sentence pour un meurtre est normalement de cinquante ans de prison, rappelle Ebru Batur. Nous sommes présentes aux procès pour que ces “remises” ne se produisent pas. »
Depuis cette vague de mobilisations, le gouvernement tente de noyer le poisson. Le sujet devait être remis sur la table à partir de la rentrée parlementaire, le 1er octobre, mais rien n’a été encore fait. Ankara tente de revoir son discours en prétendant être un fervent défenseur des droits des femmes, mais bute néanmoins sur l’article 4 de la convention d’Istanbul, qui entend assurer les droits des victimes « sans discrimination aucune ». Parmi la vingtaine de discriminations que cite la convention dans une liste non exhaustive : l’orientation sexuelle. Or, selon le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui l’a commentée le 13 août, il s’agirait là de « dynamite sur le fondement de la famille ».
Pourtant, c’était déjà l’AKP qui dirigeait la Turquie quand la convention d’Istanbul a été signée en 2011 et ratifiée l’année suivante. « Ils avaient fait beaucoup de bruit sur le sujet, plus que nous. C’était le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, qui avait signé la convention. Depuis, l’AKP a beaucoup changé. Davutoglu, lui, a quitté le parti au profit du Gelecek Partisi [parti libéral conservateur et islamo-modéré]_. Il s’oppose au retrait de la convention »_, poursuit Özlem Altiok.
L’association Kadem (Femme et Démocratie), qui émane de l’AKP, a également exprimé son opposition au retrait du traité, qui « n’encourage pas l’homosexualité ». La présidente de cette association n’est autre que Sümeyye Erdogan Bayraktar, fille du Président. « En voulant se retirer de la convention, l’AKP, qui est en perte de popularité, tente de récolter des votes à l’extrême droite », selon Fatma Aytaç. « Les députées femmes de l’AKP se sont prononcées contre le retrait de la convention. Il est difficile pour elles de se prononcer contre les cadres du parti, mais elles le font car leur légitimité en tant que femmes politiques repose sur le fait qu’elles se sont investies sur les questions de violences faites aux femmes. Autant elles sont éloignées des féministes, autant la question des violences faites aux femmes apparaît plus consensuelle que d’autres combats », explique Prunelle Aymé, doctorante en science politique, spécialiste du genre et de la politique en Turquie.
Les activistes manquent de données mais pas de soutien ni de volonté. Même si l’épidémie de Covid-19 impose une distanciation physique, « pour nous, dans notre organisation, ça nous a permis d’élargir notre public. Au lieu de se déplacer à Ankara pour une conférence, on fait des réunions en ligne, on rencontre de nouvelles personnes, il y a une émulation », rapportent Özlem Altiok et Fatma Aytaç. Les militantes ne lâchent rien. Désormais, leur combat ne porte pas sur le non-retrait de la convention d’Istanbul, mais bel et bien sur son application. « Nous passons à l’offensive, nous voulons que ce sujet reste public. »
(1) Plateforme qui recense les féminicides en Turquie à partir de données récoltées auprès des ONG et des médias.
(2) En 2019, le collectif Nous toutes a recensé en France 152 femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint.
(3) La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique a été signée par tous les pays membres de cette organisation, sauf la Russie et l’Azerbaïdjan, en mai 2011 à Istanbul, et ratifiée depuis par 34 pays. Elle est entrée en vigueur le 1er août 2014.