Médias : Fachos en continu

L’automne 2020 a marqué l’apogée d’une extrême-droitisation entamée depuis des années dans les médias. En la matière, certaines chaînes d’information en continu sont à l’avant-garde.

Jules Peyron  • 9 décembre 2020 abonnés
Médias : Fachos en continu
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À propos des mineurs étrangers isolés : « Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont. Tous, tous, tous ! » Puis : « Moi quand je vais dans la rue, si je vois des jeunes filles avec des crop tops (1)_, ça me déconcentre. »_ Ou encore : « D’abord y a cette supercherie de l’islamophobie, alors je vais vous dire un truc, l’islamophobie, c’est un droit. » Non, vous n’êtes pas sur un obscur blog de la facho-sphère. Ces trois déclarations ont été lancées sur les plateaux de médias dits « traditionnels ». La première est d’Éric Zemmour, qui officie sur CNews depuis octobre 2019. La seconde, d’Alain Finkielkraut, nouveau chroniqueur hebdomadaire sur LCI. Enfin, on doit la troisième à Élisabeth Lévy, chroniqueuse à CNews dans l’émission « L’Heure des pros ». Au-delà des propos, un constat bien pire : chaque jour, les déclarations comme celles-ci sont légion sur ces chaînes d’information en continu, CNews et LCI en tête. Et c’est peu dire que la rentrée médiatique 2020 fut rude. Samuel Gontier abonde. Journaliste à Télérama, il scrute les dérives du paysage audiovisuel français et les dénonce sur son blog « Ma vie au poste ». Pour lui, « cela fait des années que l’on franchit des crans supplémentaires dans l’extrême-droitisation de ces chaînes, mais cette rentrée est particulièrement marquante ».

Valeurs très actuelles

On a vu fleurir ces dernières années, sur les plateaux de ces chaînes, des chroniqueurs capables de débattre en une heure trente de la seconde vague de coronavirus, de l’insécurité en France, du programme des maires écologistes, de la présidentielle américaine et de la laïcité. Ceux-là, on les appelle parfois des « toutologues ». Or depuis quelques années, parmi ces éditorialistes, chroniqueurs et autres consultants, on trouve de plus en plus de conservateurs aux idéologies nauséabondes, dont bon nombre sont journalistes. À cet égard, la rédaction du journal d’extrême droite Valeurs actuelles est particulièrement prisée des médias plus grand public. Sur CNews, Charlotte d’Ornellas est chroniqueuse dans l’émission de Pascal Praud, « L’Heure des pros ». Elle croise dans les couloirs de la chaîne Jean-Claude Dassier, qui a été président du journal pour lequel elle travaille, et Gilles-William Goldnadel, qui y était chroniqueur. Son collègue de bureau Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, a, lui, été remercié par LCI, qui a jugé que la publication dans l’hebdomadaire de la fiction raciste sur Danièle Obono, fin août, dépassait les bornes de la déontologie. Une décision qui n’empêche pas le jeune homme d’être régulièrement invité sur BFMTV, comme son collègue Tugdual Denis. Gabrielle Cluzel, rédactrice en chef du blog facho « Boulevard Voltaire », Élisabeth Lévy, de Causeur, et bien sûr Éric Zemmour viennent garnir la liste – malheureusement non exhaustive – des intervenants d’extrême droite de CNews.

Quant à i-Télé, la chaîne d’info en continu éternelle concurrente de BFMTV, comment s’est-elle transformée en Fox News française, c’est-à-dire en CNews ? Tout bascule pour le canal 16 de la TNT lors de l’arrivée de Vincent Bolloré à la tête du groupe Canal en 2015. Il place en mai 2016 Serge Nedjar au poste de directeur de la chaîne qu’on appelle encore i-Télé, ainsi qu’à celui de directeur de la rédaction. Quelques mois plus tard, en octobre, pour protester contre l’arrivée à l’antenne de l’animateur Jean-Marc Morandini, mis en examen pour corruption de mineur, et pour réclamer des gages d’indépendance, la rédaction entame une grève qui durera trente et un jours. Les grévistes n’obtiennent rien et la plupart des journalistes quittent la chaîne au terme de ce conflit historique. Plus de contestataires, donc plus de contestation, la nouvelle ligne éditoriale peut s’imposer sans encombre. Pour autant, résumer l’extrême-droitisation du paysage médiatique français au bon vouloir d’un patron de droite, désireux de mettre une chaîne de TV au service de son idéologie, serait une lecture simpliste. La situation ne doit surtout pas être décorrélée du contexte politique du pays, alerte Nikos Smyrnaios, maître de conférences en information de la communication à l’université de Toulouse-III : « L’extrême-droitisation que l’on constate aujourd’hui dans certains médias français n’est pas un problème interne au domaine journalistique. C’est aussi le résultat de l’évolution du paysage politique vers la droite et l’extrême droite. » Il est rejoint par Samuel Gontier. « Le duel entre Macron et Le Pen a conduit les médias à envisager le débat politique sous le prisme de cet affrontement, entre ce qu’ils considèrent être le centre et l’extrême droite, rapporte le journaliste_. Les chaînes ont mis en scène ce duel et ont ouvert un boulevard aux idées d’extrême droite. »_

La radicalité de la ligne éditoriale actuelle de CNews demeure (heureusement) encore assez marginale dans le paysage audiovisuel français. Pour combien de temps ? Force est de constater que la stratégie éditoriale de la chaîne est un succès commercial. Ses audiences ont considérablement augmenté avec l’arrivée d’Éric Zemmour en 2019. Elle est aujourd’hui la seconde chaîne d’information en continu française, avec 1,8 % des parts d’audience, largement derrière BFMTV (3,2 %), mais devant LCI (1,2 %) (2). Des résultats qui permettent à Nikos Smyrnaios de préciser que l’extrême-droitisation de la chaîne découle, avant toute dimension idéologique, de choix économiques : « Malheureusement, aujourd’hui en France, il y a une partie de la population qui adhère à ces idées d’extrême droite, et qui constitue donc une clientèle à laquelle ces chaînes s’adressent. Il faut rappeler qu’i-Télé et LCI sont à la dérive au milieu des années 2010. Dans leur position d’outsiders, elles doivent se positionner sur un autre segment que BFMTV. En l’occurrence, d’un point de vue économique, cette stratégie marche. » D’autant plus que le passage d’une chaîne d’information à une chaîne de débats permanents réduit considérablement les coûts. Inviter des intervenants à donner leur avis sur l’actualité coûte assurément moins cher que de produire de l’information.

Bile raciste

La recette ne pouvait que faire saliver la concurrence. LCI, désormais troisième en termes d’audience, embrasse une stratégie éditoriale similaire. Un premier événement marque brutalement ce tournant droitier de la chaîne du groupe TF1 fin septembre 2019. La diffusion, en direct et dans son intégralité, du discours d’Éric Zemmour lors de la Convention de la droite de Marion Maréchal. Une diffusion qui avait poussé le CSA, à la suite de saisines de centaines de téléspectateurs, à mettre en garde la chaîne. Un an plus tard, LCI ouvre sa saison 2020-2021 avec de nouvelles têtes pour le moins évocatrices : Alain Finkielkraut et Caroline Fourest deviennent chroniqueurs chez Pujadas, le journaliste de droite Éric Brunet (ex-éditorialiste à Valeurs actuelles) devient animateur d’une émission quotidienne, et un certain Arnaud Stephan débarque comme chroniqueur. Lorsqu’il prend la parole en plateau, il est annoncé comme simple « communicant », quand « ancien conseiller en communication de Marion Maréchal » serait plus exact pour définir quelqu’un qui a milité dans plusieurs groupes d’extrême droite depuis près de trente ans. La multiplication des chroniqueurs de droite extrême colle parfaitement avec la sélection de sujets sur mesure pour ces « toutologues » réactionnaires. Depuis cette rentrée médiatique, on ne compte plus les débats en plateau sur l’ensauvagement fantasmé de la société française, la loi sur les séparatismes, l’islam radical… Autant de sujets qui permettent aux invités de répandre leur bile, tantôt raciste, tantôt islamophobe, volontiers viriliste, jour après jour devant un public grandissant.

« Charge symbolique »

Afin de relativiser la nuisance de cette droitisation des chaînes d’information en continu, on serait tenté de préciser que LCI et CNews regroupent seulement 3 % de parts d’audience. Un argument « qui ne prend pas en compte la charge symbolique de la télévision », prévient Nikos Smyrnaios : « La télévision consacre et officialise la parole. Ces chaînes portent une énorme responsabilité dans la diffusion du discours haineux dans l’espace public, y compris sur Internet. » « On observe que lorsque le public voit à la TV des gens qui formulent des idées racistes, il se sent plus libre d’exprimer ces idées sur Internet », ajoute le chercheur. Audiences résiduelles, mais impact considérable donc. Samuel Gontier renchérit : « Malheureusement, je pense que ces chaînes ont une grande influence. Elles communiquent beaucoup sur les réseaux sociaux. Les gens voient les clashs, réagissent… et ça fixe l’agenda politique et médiatique. »

L’extrême-droitisation infuse jusqu’aux médias les plus mainstream. On a ainsi pu observer plusieurs dérapages sur le plateau de l’émission « 28 minutes » d’Arte ces dernières semaines, dont celui de Pascal -Bruckner accusant Rokhaya Diallo d’avoir « armé le bras des tueurs » de Charlie Hebdo, sans déclencher de réaction de la part de la journaliste, Élisabeth Quin. En septembre, quelques jours seulement après que Valeurs actuelles a publié une fiction raciste sur Danièle Obono, Europe 1 recrutait son rédacteur en chef, Louis de Raguenel, au poste de vice-directeur du service politique de l’antenne. Pendant ce temps, le terme d’« ensauvagement », emprunté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à l’extrême droite, s’est répandu dans les médias comme une traînée de poudre. La rentrée médiatique fut rude. L’horizon se teinte de brun.

(1) Hauts très courts qui s’arrêtent au-dessus du nombril.

(2) Chiffres Médiamétrie d’octobre 2020.

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Médias : L'extrême droite en continu
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