Vaccin : les pays riches se servent en premier
France en tête, les Occidentaux ont réservé l’essentiel de la production des labos, au mépris de la solidarité pourtant proclamée en début de pandémie.
dans l’hebdo N° 1632-1634 Acheter ce numéro
La France disposera d’un potentiel de 200 millions de doses de vaccins contre le Covid-19, a annoncé Jean Castex, le 3 décembre – le vaccin nécessitant deux injections et le gouvernement français disant prévoir une marge.
Ces commandes de vaccins se font en fait au niveau européen. La Commission européenne a conclu un premier contrat, avec le laboratoire pharmaceutique AstraZeneca, dès fin août pour le préachat de 300 millions de doses. Ont suivi cinq autres contrats, avec BioNTech-Pfizer, CureVac, Sanofi-GSK, Johnson & Johnson et Moderna, pour un milliard et demi de doses en tout, selon les données rassemblées par le centre de recherche sur la santé de l’université états-unienne Duke. Ces contrats se négocient au nom de l’ensemble des pays de l’Union européenne. La répartition des doses entre les États membres doit se faire en fonction de la population de chacun.
Le Royaume-Uni a, de son côté, déjà autorisé le vaccin de BioNTech-Pfizer, reçu près d’un million de doses et commencé à vacciner début décembre. D’autres pays riches comme le Canada, les États-Unis ou le Japon ont de même acheté des centaines des millions de doses des différents vaccins déjà disponibles ou à venir. Des grands pays du Sud qui abritent une industrie pharmaceutique, comme le Brésil ou l’Inde, ont aussi pu s’assurer des doses de vaccins en grand nombre, soit parce qu’ils ont participé aux programmes de recherche vaccinale (comme le Brésil), soit parce qu’ils s’engagent à produire des doses dans leurs usines (comme l’Inde). Et les autres ? Comment les Philippines, le Maroc ou le Pakistan, par exemple, vont-ils pouvoir s’approvisionner en vaccins contre le Covid-19 ?
« Les pays riches ont acheté assez de doses pour vacciner l’ensemble de leur population près de trois fois avant la fin 2021, si tous les vaccins qui font actuellement l’objet d’essais cliniques sont approuvés », note l’ONG Oxfam, dans un communiqué du 9 décembre. Le Canada arrive ici en tête, avec suffisamment de doses pour vacciner cinq fois chaque citoyenne et chaque citoyen. Dans le même temps, près de 70 pays pauvres ne pourront vacciner qu’un habitant sur dix contre le Covid-19 l’année prochaine, « à moins que les gouvernements et l’industrie pharmaceutique ne prennent d’urgence des mesures pour garantir une production de doses en quantité suffisante », ajoute Oxfam. Dans le groupe des pays qui n’auront pas accès au vaccin se trouvent des territoires parmi les plus touchés par le virus à l’heure actuelle, comme le Kenya, le Nigeria, le Pakistan, l’Ukraine.
L’Organisation mondiale de la santé a pourtant lancé dès avril un mécanisme de solidarité pour permettre à tous les pays d’avoir accès aux tests, aux traitements et aux futurs vaccins contre le coronavirus. Au sein de ce dispositif (nommé Accélérateur ACT pour « Access to Covid-19 Tools »), la section destinée aux vaccins, Covax, doit récolter des fonds auprès des pays riches pour négocier les contrats avec les laboratoires et distribuer les doses à tous, ceux qui ont payé et aussi les pays plus pauvres.
« L’idée est, que fin 2021, Covax soit en mesure de fournir deux milliards de doses de vaccins. Mais, pour l’instant, on est loin du compte en termes de fonds. Et puis, les doses seront-elles disponibles, sachant que les pays les plus aisés ont déjà passé commande directement auprès des fabricants en dehors de ce mécanisme multilatéral ? Ils ont accaparé la quasi-totalité des doses prévues pour 2021 », pointe Patrick Durisch, responsable du programme des politiques de santé à l’ONG suisse Public Eye. « Au début de la crise, tout le monde appelait à la solidarité. Nous nous -rendons compte maintenant que, au niveau des pays riches, c’est chacun pour sa pomme. Les beaux discours ont été oubliés et, en plus, on fait des concessions incroyables aux labos », ajoute-t-il.
Les prix annoncés des vaccins varient largement selon les laboratoires. « Nous avons des estimations des prix par les fabricants, et nous pouvons les calculer en fonction du nombre de doses et du montant des contrats d’achat si ces chiffres sont rendus publics », précise Patrick Durisch. Le vaccin de Moderna serait le plus cher, à 30 euros, celui de Pfizer serait vendu autour de 17 euros et celui d’AstraZeneca autour de 3 euros, le labo s’étant engagé à le vendre au montant qu’il annonce comme le prix coûtant. Mais, là encore, la prudence est de mise. Dans le contrat passé avec le Brésil, qui a fuité dans la presse brésilienne, il est écrit que la non-recherche de profit affichée d’AstraZeneca s’arrêtera une fois la pandémie terminée. Et c’est le labo qui aura tout loisir de décréter quand ce sera fini. Il passera alors au prix du marché.
La plupart des contrats négociés par les États et l’Union européenne avec les laboratoires sont restés secrets. Seule certitude : les droits exclusifs de ces derniers – brevets et secrets de fabrication par exemple –ne sont nulle part remis en cause, ni dans ces contrats bilatéraux ni même au niveau du mécanisme international Covax. Seule une initiative portée par l’Inde et l’Afrique du Sud à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) soulève cette question. Les deux pays demandent de permettre à tous les États du monde de ne pas accorder de brevets ni de les faire respecter pour tous les médicaments, -vaccins et tests de dépistage en lien avec le Covid-19. Et ce pendant la durée de la pandémie, jusqu’à ce que l’immunité globale soit atteinte. Il y a une vingtaine d’années, en pleine pandémie de VIH, une décision semblable avait permis la production, dans des pays où la fabrication n’était pas bloquée par les brevets, de médicaments génériques abordables pour des millions de malades. Selon Médecins sans frontières, une centaine de pays soutiennent déjà cette demande. Il ne s’agit ici évidemment pas des États les plus riches.
Une réunion a eu lieu le 10 décembre à l’OMC sur le sujet. D’autres doivent suivre, avec, peut-être, à la fin, un vote dans lequel chaque pays aurait une voix. Quelle est la position française ? Pour l’instant, « le gouvernement français ne reconnaît pas que la propriété intellectuelle est une barrière à l’accès aux vaccins et aux traitements contre le Covid-19 », regrette Juliana Veras, coordinatrice de campagne à l’ONG Médecins du monde. « Alors que, dans les faits, nous avons vraiment besoin de lever toutes les barrières de toutes les technologies sur cette maladie. La seule chose qui pourrait changer la donne aujourd’hui, c’est une mobilisation citoyenne forte. »