Violences policières : La hiérarchie à l’abri

Avec la succession de vidéos accablantes, plus personne ne peut nier l’aspect systémique des violences policières. Mais la France peine encore à réformer une institution en roue libre.

Nadia Sweeny  • 2 décembre 2020 abonné·es
Violences policières : La hiérarchie à l’abri
Rassemblement le 24 novembre, place de la République, à Paris, en soutien aux sans-papiers et pour protester contre la violente évacuation de la veille.
© Vincent Gerbet/AFP

I l y a peut-être des problèmes structurels qui ne datent pas d’hier », finit par concéder, lundi 30 novembre, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, auditionné par la commission des Lois de l’Assemblée nationale suite à la succession des violences policières ces dernières semaines. Le ministre indique que les pistes de réflexion pour une restructuration de la maison police s’orientent notamment vers le recrutement, la formation et une refonte de l’IGPN. C’est une avancée. Mais motus sur la responsabilité hiérarchique. Le ministre réaffirme même toute sa confiance à Didier Lallement, préfet de police de Paris, qui avait lancé à une manifestante des gilets jaunes, le 16 novembre 2019, « nous ne sommes pas dans le même camp », indiquant clairement l’orientation de sa posture. Posture soutenue jusqu’au sommet de l’État. Une dérive particulièrement dangereuse : en démocratie, la police est censée être un tiers neutre au service de l’intérêt général et non un groupuscule en « guerre » contre une partie de la population. « Ce type de discours libère les bas instincts de ce qu’il y a de pire dans les rangs de la police : les politiques ne mesurent pas l’impact de leur discours, souffle Laurent Bigot, ancien sous-préfet chargé du maintien de l’ordre. Quand Christophe Castaner parle de “factieux” en évoquant les gilets jaunes, il donne un chèque en blanc aux policiers en présentant les manifestants comme des ennemis de la République. » Résultat : un mort, 24 éborgnés, 5 mains arrachées, 315 blessés à la tête, selon le décompte du journaliste David Dufresne, initiateur du mouvement « Allô Place Beauvau », qui recense les violences policières.

Images devenues banales

La macronie élargie à l’extrême

Le vote sur la proposition de loi relative à la « sécurité globale » a dessiné les contours politiques d’un continuum liberticide inédit. Adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, le 24 novembre, par 308 voix contre 104, ce texte a recueilli l’approbation des groupes LREM, MoDem, Agir, UDI, LR, mais également, et pour la première fois depuis 2017, de Marine Le Pen et des cinq députés de son parti. Cet élargissement à l’extrême droite de la majorité macronienne ne s’est pas fait sans défections au sein de deux des trois groupes qui en constituent le cœur : une cinquantaine des 271 députés LREM sont sortis des rangs – 10 ont voté contre, 30 se sont abstenus, les autres n’ont pas même pris part au vote –, et 23 des 56 MoDem ont choisi l’abstention (18) ou le rejet du texte (5). Si la « réécriture totale » du seul article 24, annoncée sans précision sur la forme ni le fond par les trois présidents des groupes de la majorité présidentielle, semble donner raison à ces frondeurs, la présidente LREM de la Commission des lois, Yaël Braun-Pivet, a néanmoins souligné la très large approbation de l’ensemble du texte pour s’en féliciter. Légitimant de fait l’appui de l’extrême droite.

Michel Soudais

D’autant que sur le terrain la hiérarchie est, là aussi, déficiente. Les manœuvres hasardeuses de compagnies d’intervention non formées au maintien de l’ordre, mettant en danger les policiers eux-mêmes, se multiplient. Le 23 novembre, sur la place de la République, ce sont des unités de la BAC de nuit, non formées, non équipées, qui sont appelées pour déloger les migrants qui s’installent afin de rendre visible leur situation déplorable. Un commissaire divisionnaire fait même un croche-pied gratuit à l’un d’entre eux, en fuite devant les forces de police. Dans les manifestations, les BRAV-M sont aussi très controversées. Cette Brigade de répression de l’action violente – réémergence des voltigeurs, dissous après la mort de Malik Oussekine en 1986 – créée par le préfet Lallement en réponse aux gilets jaunes, est composée de policiers très souvent cagoulés, n’arborant pas toujours leur référentiel des identités et de l’organisation (RIO) – pourtant obligatoire – et qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre. Leurs actions sur le terrain sont décriées jusque dans les rangs des CRS. Par exemple, sur une vidéo tournée pendant la Marche des libertés, on voit un policier de la BRAV-M lancer une grenade de désencerclement dans les pieds de manifestants, de dos, qui fuient, ne constituant aucune menace. Une pratique qui n’est pas propre au BRAV-M : à Lille, une autre vidéo montre un commandant de CRS ordonner le « gazage et le grenadage » d’un groupe de gens calmes qui ne constitue, là encore, aucune menace.

Personne ne se saisit plus de ces images devenues banales. « La grenade de désencerclement est pourtant une arme de guerre, le procureur devrait s’autosaisir, s’étouffe Laurent Bigot. La justice est aussi responsable de cette banalisation. » Notamment par son inaction… À Marseille, le capitaine de la CRS impliquée dans la mort, chez elle, de Zyneb Redouane à la suite d’un tir de grenade, a tout bonnement refusé de transmettre les armes à la justice pour expertise balistique. Et personne n’y a trouvé rien à redire, sauf les avocats de la famille de la victime, qui portent plainte pour soustraction de preuves. « Si les dérives se produisent, c’est qu’il y a des lâchetés à tous les niveaux, constate le sous-préfet_. L’IGPN et la justice ont complètement failli. »_ Les préfectures aussi : Mediapart révèle que l’affaire d’un groupe de jeunes entre 16 et 22 ans, victimes en avril 2019 de deux tirs à balles réelles sans sommation et sans raison fondée, par des policiers de la BAC non identifiables, en pleine rue, a été étouffée par la préfecture de police de Paris. Le parquet a même poursuivi le conducteur victime des tirs, pour des suspicions de violences contre des policiers. Or, la vidéo est implacable. Une machine bien huilée protège insidieusement les manquements les plus effarants de certains policiers, qui sont devenus, là encore, choses banales.

Dans l’affaire de Michel Zecler, une dizaine de policiers assistent à une partie de la scène : aucun ne signale de dérives. « C’est bien qu’ils ont intégré que c’est une situation normale. Il y a une chaîne de dysfonctionnement, explique Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la police. Certes, ce type d’événement ne se reproduit pas à chaque intervention, mais c’est régulier et c’est en cela que c’est systémique. Avec une telle fréquence, il est impossible que la hiérarchie intermédiaire ignore le comportement de ses agents. » Et pourtant, elle ne fait rien. « Il est très difficile de mettre en cause la hiérarchie car c’est plutôt un phénomène composé d’omissions et de culture du milieu, qui prétend, par exemple, qu’on ne peut pas faire une bonne police sans être violent, » précise-t-il.

« Effondrement moral »

Le procédé de couverture hiérarchique se répète, par exemple dans l’affaire Théo : des policiers qui agissent en dehors de tout cadre légal, des armes utilisées sans habilitation, dans un contexte interdit et… presque quatre ans après les faits, aucun des policiers mis en cause n’est réellement sanctionné par l’administration. Une procédure administrative qui diffère de la procédure judiciaire, fondée sur la loi. L’administratif, décidé et imposé par la hiérarchie, se réfère au code de sécurité intérieur et au code de déontologie. Le 23 novembre 2020, la Défenseure des droits a rendu un rapport au vitriol sur l’inertie de la réponse hiérarchique aux déviances dans l’affaire Théo. Elle constate même que le commissaire divisionnaire en charge a couvert ses ouailles : « Les fiches TSUA [fiche de déclaration d’utilisation des armes, NDLR] renseignées par les fonctionnaires et qui ne correspondent pas à la réalité des faits ont été validées par leur hiérarchie » et « malgré les manquements des agents de la BAC, aucune suite n’a été donnée par leur hiérarchie directe ». Ce commissaire non plus, n’a pas fait l’objet de poursuites disciplinaires pour ces manquements.

Acculé, le ministre a bien été obligé de déclarer avoir « demandé au préfet de police de réunir dans les plus brefs délais les conseils de discipline pour prendre les sanctions que l’Inspection générale proposait ». Rien cependant sur le phénomène de couverture hiérarchique, sur le côté systémique, sur le fait qu’aucun préfet de police de Paris en fonction n’a trouvé bon de déclencher ces conseils de discipline, laissant donc ces hommes sur le terrain avec un risque pour la population.

Devant les parlementaires, Gérald Darmanin joue à l’équilibriste. Il reconnaît qu’il faut tout revoir dans la maison police mais assure : « Il n’y a pas de divorce entre la police et la population », justifiant cela par le profil social des policiers. Or le divorce dont il s’agit n’est pas celui entre individus, mais bien celui d’avec l’institution tout entière. « C’est une confusion volontaire, pense Laurent Bigot. Il nous dit d’aimer les policiers parce qu’ils sont comme nous, ce qui permet là encore de ramener les dérives à l’individu et pas au système. »

Pour Sebastian Roché, si « c’est toujours plus facile de sacrifier des individus que de réformer une institution »,ce qui le marque, c’est « l’effondrement moral de la police » et, par conséquent, de toute sa chaîne de commandement. En 2017, le candidat Emmanuel Macron promettait pourtant d’être « intraitable » à l’égard de ce qu’il appelait encore des « violences policières » : « Il faut qu’il y ait une responsabilité policière et administrative quand il y a des comportements déviants » disait le candidat. Visiblement les choses ont changé.

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