Yann Le Lann : « L’écologie revivifie les polarités politiques »
Loin du consensus, le mouvement climat s’ancre à gauche et réinstaure du clivage, selon le sociologue Yann Le Lann.
dans l’hebdo N° 1630 Acheter ce numéro
Le collectif de sociologues Quantité critique est né en 2018 dans le sillage des premières marches pour le climat, pour mener une analyse quantitative, en immersion, des mouvements sociaux contemporains en prise avec l’écologie. Associé à Arte dans le cadre du programme « Il est temps », qui présente plusieurs documentaires consacrés aux mobilisations des nouvelles générations, ce collectif a pu mener une étude de grande ampleur. Sur la base du volontariat, près de 400 000 personnes dans une dizaine de pays ont ainsi répondu à un questionnaire en ligne, avec 150 questions visant à définir un contour plus précis de notre rapport à l’écologie. Yann Le Lann, coordinateur de Quantité critique, présente les premiers résultats, tirés de 35 000 questionnaires exclusivement français.
Quels premiers enseignements tirez-vous de cette étude toujours en cours ?
Yann Le Lann : Le premier, c’est que l’urgence saisit une très grande majorité des répondants, avec la crise climatique qui apparaît comme une cause fondamentale à l’intérieur de cette urgence. Néanmoins, il existe de nombreux désaccords sur les solutions à apporter et sur les façons de résoudre ce problème. C’est le principal résultat que j’en retiens : partager le constat d’alerte ne suffit pas à partager la même réponse. Parmi tous ceux qui considèrent qu’il y a une nécessité d’agir, il n’y a pas pour autant une communauté d’action ou un horizon commun. Il faut aller au-delà du récit d’une « génération climat » homogène pour prendre au sérieux les nuances importantes et les conflits d’orientation qui la traversent. Notre étude affine ce que les enquêtes d’opinion ont trop souvent tendance à regrouper sous une seule et même bannière.
Autrement dit, la démocratisation de la question écologique entraîne des visions différentes de cette même question ?
Exactement. Avec les marches pour le climat et la pétition de l’Affaire du siècle, qui a su rassembler 2 millions de signatures en quelques semaines, on a vu fleurir cette idée d’une nouvelle génération, mobilisée autour de l’écologie comme priorité. Certes, c’est une question qui traverse désormais fortement la société et qui bouscule les façons de se projeter. Mais cela n’en fait pas un sujet consensuel, défendu par un bloc unifié. Au contraire, il existe un vrai flou sur le contenu : qu’est-ce qu’être écologiste ? Et de quelle écologie parle-t-on ? Il y a des niveaux de réponse très différents, par exemple sur les questions économiques : certains considèrent que cela implique de renégocier très en profondeur les principes d’organisation de l’économie, tandis que d’autres vont privilégier des approches plus réformistes. Selon la définition que l’on donne de l’écologie, il n’existe pas du tout les mêmes désirs de transformation de la société.
Vous distinguez ainsi trois profils au sein de ce grand « peuple » de l’écologie…
Il y a d’abord ceux que l’on a appelés les « écologistes », qui formulent l’écologie comme un risque global pensé à l’échelle de la planète. Ils considèrent qu’il faut revoir toute l’organisation économique et politique. Il n’y a pas de « petite » transition, à bas coût : il faut absolument – rapidement et profondément –transformer les principes d’organisation de la société. Ils considèrent le niveau d’urgence comme maximal et ce sont eux qui participent le plus aux mobilisations. Ils sont également très impliqués dans les écogestes, même si ce n’est pas leur perspective stratégique : ils ne pensent pas que ce soit par des démarches de responsabilisation individuelle de type « consom’acteur » qu’on changera les choses, d’autant qu’elles leur paraissent masquer des formes d’injustice très fortes. Mais ils s’appliquent à les respecter dans leur cadre domestique, plutôt par souci éthique d’accorder leurs pratiques à leurs -revendications.
Viennent ensuite ceux que l’on a appelés les « environnementalistes » : le niveau d’urgence reste très important, bien qu’inférieur à celui manifesté par le premier groupe. L’écologie se fait par une entrée autour de la santé, qui est l’une de leurs toutes premières préoccupations. C’est une écologie plus articulée avec la défense du bien-être. Le capitalisme reste souvent un obstacle, mais une plus grande partie de ce groupe considère qu’on peut « transitionner » à l’intérieur de ce système.
Enfin, le dernier groupe, très minoritaire dans notre étude, est constitué des « productivistes » : de leur côté, le niveau d’urgence est beaucoup plus bas, ils sont globalement très optimistes sur la question écologique. Leur écologie s’intéresse à la propreté ou aux paysages et reste circonscrite à un niveau très local, qui ne remet pas du tout en cause les modes de vie, de production ou de consommation. Ils croient très fortement à la technologie comme solution, là où le premier groupe en fait plutôt un problème.
Quel est le profil sociologique de votre panel ?
C’est une population issue du salariat qualifié, avec un fort niveau de diplômes, plutôt jeune, principalement située dans la tranche d’âge 15-48 ans. On peut la qualifier de CSP+ : nous avons eu peu d’ouvriers (2 % des actifs de la base, contre 19 % des actifs en France) et une surreprésentation de cadres (50 % contre 19 % en France). De fait, c’est aussi une population déjà sensibilisée à l’enjeu écologique, et c’est ce qui est intéressant, justement : on avait beaucoup de raisons d’imaginer qu’ils penseraient à peu près la même chose, au vu de toutes ces propriétés… En fait, non ! Il y a des orientations très conflictuelles et des priorités très différentes. L’étude montre qu’il y a des polarités très fortes, avec des options idéologiques qui ne sont pas si absorbables que ça dans un seul et même schéma.
Mais cela ne revient-il pas à dire que l’écologie reste une question de classe ?
Notre étude ne revendique pas la représentativité, nous l’assumons. On ne prétend pas définir des rapports de force à l’intérieur de la société française. Nous n’avons pas cherché à « redresser » notre échantillon, nous savions que la méthodologie nous prédestinait à avoir un cœur de cible particulier. Cet ancrage ne signifie pas que les populations qui ne sont pas dans l’échantillon n’ont pas des dispositions favorables à l’écologie ou qu’elles s’en désintéressent.
Il y a un regard sur l’écologie qui est structuré par la classe, oui : on pense forcément cette question du point de vue de sa position sociale. Mais cela ne veut pas dire qu’il y aurait une classe convertie (les cadres diplômés) et une autre réticente (les couches populaires). C’est plus compliqué que ça !
En réalité, à l’intérieur de chacun des groupes sociaux, il existe des fractions de classe importantes. Il n’y a qu’à voir ce groupe des cadres, chez qui la polarité apparaît extrêmement forte : l’écologie des managers et celle des professeurs ont des teintes idéologiques très différentes. Un exemple intéressant, c’est la réception de Greta Thunberg. On aurait pu supposer qu’elle serait plutôt consensuelle, mais ce n’est pas le cas. Chez les managers, c’est l’indifférence à son égard qui prévaut, voire l’hostilité, tandis que les enseignants la soutiennent.
À moins que ce ne soit une question de genre ? Votre étude fait ressortir que c’est également un facteur déterminant…
Parmi les répondants, il y a effectivement une dimension genrée très importante. Elle l’est d’autant plus lorsqu’il s’agit de « relativiser » l’urgence : notre sous-groupe des « productivistes » est ainsi composé à 83 % d’hommes. À l’inverse, celui des « écologistes » est majoritairement féminin… En fait, on a l’impression que le genre joue un rôle très fort aux deux extrêmes : les femmes jouent un rôle décisif dans les minorités très mobilisées en faveur de l’écologie, et les hommes un rôle décisif dans les minorités très mobilisées contre… Nous avions déjà observé cela dans les marches pour le climat, qui sont composées à 64 % de femmes.
Un autre enseignement, c’est la permanence d’une grille de lecture gauche-droite chez la plupart de vos répondants. La fameuse question « l’écologie est-elle de droite ou de gauche » n’aurait donc pas lieu d’être ?
En tout cas, pour celles et ceux qui s’intéressent à l’écologie, ce clivage gauche-droite a encore toute sa pertinence, voire il se renforce ! Le fait de transformer l’écologie en un enjeu politique, qui a une valeur dans le vote ou l’action collective, y compris dans sa quotidienneté et son espace domestique, cela ne se greffe pas sur n’importe quelle approche idéologique… Donc, oui, hormis les « productivistes », la plupart des répondants s’auto-déterminent de gauche, avec le même clivage, ensuite, entre ceux qui se revendiquent d’une gauche radicale et ceux qui se considèrent dans une gauche plus réformiste. Penser l’écologie comme autonome de cet héritage culturel, c’est ne pas voir tous les effets d’une histoire politique qui est en train de s’emparer, à nouveaux frais, de cette question.
Les médias ont parfois eu tendance à présenter les marches pour le climat comme des mobilisations spontanées, un peu « attrape-tout », qui dépasseraient les clivages politiques – quand on a commencé nos enquêtes sur le terrain, certains considéraient même qu’on pouvait y trouver des macronistes déçus… En réalité, c’est une lutte très politisée, qui revivifie les polarités politiques. C’est aussi ce qu’ont montré les élections américaines, à leur façon : l’écologie est un nouveau sujet de clivage très puissant.
Yann Le Lann Maître de conférences à l’université de Lille, coordinateur du collectif de sociologues Quantité critique.