Agent orange : Des souffrances et des luttes toujours vives

Les ravages de l’agent orange ne concernent pas seulement les personnes touchées lors des épandages, mais aussi leur descendance, fait trop souvent méconnu. Les mobilisations écologistes actuelles contre l’agrochimie se sont jointes naturellement au combat des victimes.

Vanina Delmas  • 20 janvier 2021 abonné·es
Agent orange : Des souffrances et des luttes toujours vives
Mobilisation du collectif Vietnam-Dioxine, le 29 avril 2007 à Paris, alors qu’un procès incriminait la responsabilité des États-Unis.
© Duc Truong

Comment continuer à mobiliser quand le drame s’est produit il y a soixante ans ? Cette question, aussi philosophique que pratique, se pose d’emblée pour la lutte contre l’agent orange, puisque les épandages de ce défoliant au Vietnam ont été effectués par l’armée américaine entre 1961 et 1971. Pourtant, les 9 et 10 août 2020 (1), un événement en ligne consacré à ce sujet s’est déroulé pendant trente-six heures d’affilée, en direct, sur la page Facebook du collectif -Vietnam-Dioxine. Au programme : débats, projections de films, concerts et performances réalisées par une quarantaine d’artistes.

Deux mois plus tard, le hashtag #JusticePourTranToNga inondait les réseaux sociaux en soutien à Tran To Nga, qui attaque en justice quatorze firmes chimiques, dont Monsanto et Dow Chemical. La phase des plaidoiries, qui approchait alors (mais a finalement été reportée au 25 janvier), a donné une nouvelle dose d’énergie aux militants. Et le visage de cette Franco-Vietnamienne qui fêtera bientôt ses 79 ans a permis d’incarner la lutte contre ce désastre qui semble si lointain, si complexe.

« La priorité du Vietnam a été centrée sur la reconstruction, après des dizaines d’années de lutte, mais le sujet n’a jamais été oublié. Et la question de l’agent orange est au cœur des actions militantes de l’Union générale des Vietnamiens de France (UGVF) depuis longtemps. Par exemple, depuis 1975, les victimes bénéficient de nos principaux projets d’aide comme les centres de rééducation fonctionnelle, les microcrédits aux familles , etc. », expliquent Nguyen Van Bon et Nguyen Dac Ha, membres de l’UGVF. Pourtant, la méconnaissance ou l’ignorance de l’utilisation à outrance de l’agent orange sur les populations et de ses conséquences sur la santé et l’environnement reste encore le premier obstacle à dépasser, y compris auprès des Franco-Vietnamiens.

Kim Vo Dinh se souvient du choc ressenti au début des années 2000 lorsqu’il a découvert les ravages de l’agent orange. Membre de l’Union des jeunes Vietnamiens de France, il travaillait sur un projet en lien avec une association intervenant dans des régions au Vietnam où vivaient de nombreuses personnes handicapées, conséquence de ce produit toxique. En 2004, il propose aux associations déjà engagées dans ce combat, comme l’Association républicaine des anciens combattants ou l’Association d’amitié franco-vietnamienne, de former le collectif Vietnam-Dioxine pour médiatiser davantage cette catastrophe. « L’année suivante, le magazine Géo a publié un numéro spécial sur le Vietnam pour les 30 ans de la fin de la guerre. Chaque article montrait un pays complètement cicatrisé, pas une ligne n’évoquait l’agent orange », raconte Kim Vo Dinh. Le collectif profite de cette actualité pour organiser un rassemblement assez suivi, mais, après ce bruit médiatique ponctuel, les occasions manquent pour recommencer. Les bénévoles poursuivent les distributions de tracts aux manifestations du 1er Mai, sont présents à la Fête de l’Huma, lancent quelques appels à la solidarité… Mais la découverte de ce drame reste la plupart du temps suspendue au hasard.

Pour Léa Dang, c’était pour un devoir d’histoire alors qu’elle était étudiante en hypokhâgne. « Découvrir l’existence de l’agent orange m’a retournée car, malgré mes origines vietnamiennes, j’ignorais quasiment tout. J’ai aussi pris conscience de l’énorme vide médiatique autour de cette problématique, et cela m’a révoltée. Deux ans plus tard, je partais en photoreportage rencontrer des victimes de l’agent orange au Vietnam. » À son retour, la jeune femme s’investit auprès de Tran To Nga (rencontrée grâce à son interprète au Vietnam, qui est l’une de ses amies d’enfance) et au sein du collectif Vietnam-Dioxine. « Le travail que nous fournissons est vital pour la mémoire collective, car même ma famille au Vietnam ne savait pas, me demandait des informations », s’indigne Léa Dang, aujourd’hui journaliste.

Au fil des années, l’opinion publique et les médias s’intéressent de plus en plus aux pesticides, à l’emprise des géants de l’agrochimie et aux manigances des lobbys pour dissimuler les effets de leurs produits présentés comme révolutionnaires. Le collectif Vietnam-Dioxine s’implique dans les marches contre Monsanto – l’un des producteurs de l’agent orange – et décide de se focaliser sur la responsabilité des entreprises et de clamer plus fort que ce n’est pas un combat du passé, car les conséquences sur la santé se transmettent de génération en génération.

La conscience écologique grandissante depuis 2017 donne un nouvel élan au collectif et les profils des bénévoles se diversifient. « Nous avons réussi à lier la mobilisation contre l’agent orange aux luttes contre les pesticides, pour la justice environnementale, contre le chlordécone aux Antilles, pour la reconnaissance de la notion d’écocide… » détaille Tom Nico, ingénieur énergie-climat et militant de l’association Avenir climatique. De nouvelles alliances essentielles, sans oublier les soutiens de toujours. « Les différentes générations se complètent : les jeunes sont très efficaces pour la communication, les réseaux sociaux ; les aînés ont d’autres contacts, notamment parmi les élus, qui peuvent soutenir nos actions, nos tribunes, etc. », poursuit-il.

En 2020, la mobilisation s’étoffe encore à l’approche du procès. Les nouveaux bénévoles n’ont pas forcément de liens intimes avec le Vietnam. Sophia Olmos a entendu parler du sujet alors qu’elle était engagée dans le mouvement climat. Touchée, elle a proposé son aide pour les mobilisations de l’année et a fini par y consacrer beaucoup de temps. Elle est persuadée qu’« informer reste la priorité » : « Cela permettra de lever des fonds pour aider les victimes, mais aussi de financer les procédures judiciaires qui pourraient voir le jour, analyse l’étudiante en droit de l’environnement. Et de plus en plus de personnes seront touchées, s’engageront et alimenteront ce cercle vertueux. » Des forces vives indispensables car le collectif – qui envisage de se structurer en association – souhaite créer un réseau de chercheurs pluridisciplinaires (santé, histoire, droit, etc.), intervenir dans les établissements scolaires et recueillir les témoignages de personnes franco-vietnamiennes pouvant être des victimes de l’agent orange qui s’ignorent.

(1) En référence au 10 août 1961, date du premier épandage au Vietnam.

Monde
Publié dans le dossier
Vietnam : L’agent orange en procès
Temps de lecture : 6 minutes

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