Après le Covid, quelle « démondialisation » ?
Dans un contexte de remise en cause accrue du libre-échange, ce concept, mêlant réindustrialisation et protectionnisme, s’invite dans tous les discours politiques. Il n’est pourtant pas nouveau.
dans l’hebdo N° 1637 Acheter ce numéro
Il devait retourner « à ses champs et à ses charrues », comme Cincinnatus. Il l’avait claironné sur le perron de Bercy en 2014. Puis en 2017, après les primaires de la gauche. Increvable, Arnaud Montebourg est encore de retour. Depuis le début de la crise du Covid-19, l’ancien ministre du Redressement productif se montre, multiplie les apparitions médiatiques, du Média à « L’Heure des pros ». Partout où il passe, le même mot martelé : « démondialisation ».
Comme un remake de 2011, alors qu’il était déjà candidat à la primaire citoyenne, l’ancien député socialiste se positionne en recours à la mondialisation dans un moment où le protectionnisme semble plus en vogue que jamais. En mars 2020, même Gérald Darmanin, alors ministre du Budget, évoquait la nécessité de faire « revenir en France la production essentielle pour la vie de la nation ». Comment faire « revenir » une « production » ? Et de quelle « production » parle-t-on ? Flexible, le mot « démondialisation » épouse tous les discours, d’un bord à l’autre du spectre politique, sans rien dire de sa méthode.
Le concept, lui-même importé de l’anglais deglobalization, est attribué en 2002 au sociologue philippin Walden Bello. En France, il se répand au fil de l’année 2011, avec l’essai de l’économiste Jacques Sapir (1), suivi du livre-programme d’Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation ! (2). La formule a ses lacunes, mais elle fait mouche ; elle réunit tout à la fois critique du libre-échange, politique protectionniste et réindustrialisation soutenue du pays. Tout cela tassé en seize lettres.
La même année, des membres du conseil scientifique d’Attac publiaient en réaction une tribune sur Mediapart, épinglant un concept « simpliste et superficiel ». Signataire à l’époque, l’économiste Thomas Coutrot reste sceptique aujourd’hui. « Le problème de ce terme, c’est qu’il n’est toujours pas défini politiquement, il est donc facilement approprié par les courants nationalistes, lance l’ancien coprésident d’Attac France. En utilisant à outrance le slogan “made in France”, on a le sentiment que Montebourg propose un projet souverainiste voulant rallier les deux bords politiques, comme Chevènement ou Séguin. C’est une conception politique qui considère la nation comme le seul espace de vie démocratique. Ça me semble être une erreur funeste. » Pour répondre à cette tribune, Frédéric Lordon s’était lui aussi fendu d’un billet de blog, intitulé « Qui a peur de la démondialisation ? » Entre autres critiques, l’économiste se montrait sceptique sur la possibilité de convaincre au sein de l’Union européenne, les États ayant des économies tournées vers l’exportation – Allemagne en tête.
Neuf ans plus tard, le débat reprend de plus belle. Par rapport à la crise de 2008, celle du Covid-19 remet en cause plus directement la désindustrialisation. Jusqu’alors impensables, la mise en quarantaine des usines chinoises et la baisse subite des échanges internationaux mettent en évidence les fragilités de la mondialisation. Et redonnent des couleurs à ses détracteurs à gauche. Dans les derniers Amphis d’été de La France insoumise surgissent des intitulés comme « Produire autrement et relocaliser » ou – plus prosaïque – « Relocalisation des industries pharmaceutiques ». Les deux débats font salle comble.
En 2017, déjà, le livre programmatique du mouvement, L’Avenir en commun, comportait une section nommée « Produire en France » ; un plan d’investissement y était décrit pour une relance de la production industrielle, notamment dans les « secteurs indispensables à la transition écologique ». La même année, du côté d’Europe Écologie-Les Verts, le projet « Bien vivre » prônait lui aussi une relocalisation avancée. Avec la « transition écologique de l’économie », c’était l’un des principaux axes du programme « post-croissance », voulu comme une voie de réduction du chômage de masse. Dans les deux partis, on met l’accent sur le développement des énergies renouvelables, intrinsèquement locales.
Au début de l’été 2020, un collectif de chercheur·ses et de militant·es présentait, dans Ce qui dépend de nous. Manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire (3), son plaidoyer pour une sortie concertée de la mondialisation. « Nous avons travaillé sur la possibilité d’un désengagement commun, dans un cadre intra-européen », explique Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne, signataire du manifeste. « Nous ne voulons pas d’une relocalisation bête et méchante, qui consisterait simplement à rapatrier la production sans rien résoudre des problèmes écologiques et sociaux. » Inscrit dans la tradition altermondialiste, le manifeste défend le maintien d’une mondialisation culturelle, politique, scientifique ou militante, en distinguant ses aspects financier et commercial. Le collectif plaide ainsi pour l’instauration d’un principe de subsidiarité empêchant les États européens d’importer ce qui peut être produit localement. Les marchés publics serviraient également de « levier » pour la relocalisation, en instituant une priorité pour la main-d’œuvre et les fournisseurs locaux. D’autres incitations à produire localement, comme la taxe kilométrique, sont énumérées. Plus largement, le manifeste défend l’idée d’une « autre voie », celle d’une relocalisation partielle de la production, coopérative et complémentaire, distincte du libre-échange mais aussi du protectionnisme.
Pour Nicolas Girod, la défense inconditionnelle de la production française n’est pas audible. « En Bretagne, par exemple, on voit qu’une filière milieu et bas de gamme est en train de se remonter dans la volaille, pour contrer les importations de poulets brésiliens ou polonais. Ça ne résout rien aux problèmes que posent ces élevages. » À Néant-sur-Yvel, dans le Morbihan, une ferme a reçu de la région Bretagne une subvention de 50 000 euros pour accroître la capacité de son élevage de 40 000 à 192 500 poulets. « On ne peut pas répondre aux problèmes du libre-échange par un productivisme forcené, même s’il est made in France. »
Au-delà d’un changement d’étiquette, certaines sociétés joignent à la relocalisation une transformation des pratiques. Dans les Côtes-d’Armor, la Coop des masques s’est constituée en société coopérative d’intérêt collectif (Scic), permettant d’associer consommateur·trices, salarié·es et collectivités locales dans les choix de l’entreprise. C’est cette forme de démondialisation à bas bruit que prône la secrétaire générale d’Enercoop, Fanélie Carrey-Conte : « C’est une manière plus démocratique de refonder une production locale. Les statuts instaurent également un modèle à lucrativité limitée ; la majorité des bénéfices devra être réinvestie dans le développement. Le modèle coopératif pourrait ainsi permettre de définanciariser certains secteurs qui ne devraient pas être financiarisés. » Dans le domaine de l’énergie, les eurodéputé·es réussissaient à s’entendre en 2018 pour l’adoption d’une directive facilitant la création de communautés énergétiques citoyennes, comme Enercoop. « On est dans un moment où ces initiatives venant des territoires se multiplient, sans attendre qu’une solution supranationale émerge sur la relocalisation. »
Bien avant les crises économiques du XXIe siècle, les critiques de la mondialisation n’avaient pas attendu le concept de « démondialisation » pour critiquer le libre-échange. Au sein du Parti socialiste, le courant Ceres (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) de Jean-Pierre Chevènement militait déjà dans les années 1970 pour la mise en place d’une politique protectionniste. Dans le programme du PS en 1981, il était ainsi question de « défendre le franc contre les manœuvres spéculatives », de rendre la « croissance moins tributaire des importations » et de réduire la part du commerce extérieur dans le produit intérieur brut de 20 % en neuf ans. Militant au sein du Ceres à l’époque, l’économiste Jean-Charles Hourcade se souvient : « Au niveau international, c’était le moment d’une grande dérégulation du marché. Très vite, j’ai compris que le gouvernement ne parviendrait pas à réaliser ses ambitions. »
Malgré les nationalisations, la politique économique de François Mitterrand finit par s’accommoder des règles du libre-échange, au cours du « tournant » de 1983. « À l’époque, lorsque l’on parlait de réindustrialisation, on ne réalisait pas toujours que des compétences techniques avaient été progressivement perdues. C’est la conséquence de plusieurs décennies de désindustrialisation. Pour changer, il faut envisager la démondialisation sur le long terme », conclut l’économiste.
(1) La Démondialisation, Seuil.
(2) Flammarion.
(3) Attac/Les Liens qui libèrent.