Bobby Few, forever free
Le pianiste et compositeur américain, installé à Paris depuis 1969, est décédé le 7 janvier, laissant le monde du jazz un peu plus orphelin.
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Impossible de rester sombre à l’évocation de Bobby Few, tant son énergie et sa spontanéité rayonnantes continuent d’habiter celle ou celui qui l’a déjà croisé sur son chemin. Et pourtant, depuis le 7 janvier, il n’est plus, à nos côtés, un ressortissant de cette planète brûlante. On ne croisera plus sa silhouette délicate dans les rues de Paname, ni l’animation tourbillonnante de ses deux mains flambantes sur les claviers les plus variés. Péniblement, il faut s’y faire, réécouter sa discographie au sang mêlé et se plonger dans l’imaginaire foisonnant d’une musique incroyablement dense.
Né dans une famille de musiciens, à Cleveland (Ohio), le 21 octobre 1935, Robert « Bobby » Few commence ses études musicales à l’âge de 7 ans, au piano et à l’orgue. Une enfance bercée par les chorales de gospel avec lesquelles chante son grand-père, pasteur d’une église baptiste. À 16 ans, déjà armé d’une solide culture classique notamment acquise au Cleveland Institute of Music, il se lance sur les scènes des clubs de jazz locaux aux côtés de son cousin, le contrebassiste Bob Cunningham. De passage dans l’un de ces clubs, Ella Fitzgerald l’encourage à poursuivre ce qui va devenir une longue et belle carrière au service du jazz sous toutes ses coutures.
À 23 ans, Bobby Few part pour New York, où il se produit avec de nombreux musiciens au cœur de l’avant-garde free (Bill Dixon, Frank Wright, Booker Ervin, Roland Kirk…), mais aussi auprès du chanteur de rhythm’n’blues Brook Benton ou du saxophoniste proche de Count Basie, Frank Foster. Après avoir enregistré le retentissant Music Is The Healing Force of The Universe (Impulse !, 1969) avec son ami d’enfance Albert Ayler, Few décide d’aller à Paris « voir à quoi ça ressemble ! » (extrait du documentaire Bobby Few : The Hurricane de Nicolas Barachin, 2017). Bien lui en prend. C’est là qu’il crée son groupe Center of the World (également société de production et d’édition), avec les saxophonistes Frank Wright et Noah Howard, ainsi que le batteur Muhammad Ali. C’est une autre période fertile qui commence, dans un contexte où le public apprécie de plus en plus sa virtuosité et son éclectisme toujours pertinents. Avec le saxophoniste Steve Lacy jusqu’au début des années 1990, puis auprès de Ricky Ford, David Murray, John Betsch ou Peter Giron, Steve Potts, et bien d’autres, jusqu’aux jeunes pousses du jazz parisien, Bobby Few trace une route passionnante placée sous le signe de l’ouverture.
Outre sa personnalité solaire, ce qui fait sa force et son magnétisme, c’est sans doute aussi son aisance à manier et à marier les styles du clavier, du blues le plus doux-amer au chatoyant boogie-woogie, en traversant avec délice l’art de la ballade ou en développant l’expérience free-ssonnante à son plus haut degré. Les plus grands du jazz sont passés entre ses doigts, Art Tatum, Thelonius Monk, Cecil Taylor… Pourtant, quand on lui demandait ce qu’il préférait jouer, il répondait immanquablement : free ! Mais il est temps de te dire au revoir, Mr Few. Où que tu sois, trouve un piano et surprend-nous.
Sélection discographique : Center of The World (1972, Fractal Records 1999), More or Less Few (Center of The World, 1973), Continental Jazz Express (Vogue, 1979), Prospectus (Steve Lacy Seven, hat Art, 1983), Lights and Shadows (Boxholder Records, 2007).