En montagne, l’urgence d’une reconversion
La pandémie soulève la question de l’impasse économique et écologique dans laquelle se sont enfermées les stations de sports d’hiver, mais n’est qu’un avant-goût des défis posés par le réchauffement climatique.
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La queue s’allonge devant l’unique petit tire-fesses qui brave la pente, au pied d’une grappe de télésièges et de télécabines désespérément inertes. Mercredi, c’est le jour des enfants pour les clubs de ski de Courchevel (Savoie), les seuls autorisés à profiter de la neige fraîche et abondante qui vient de draper toute la station. Mais le petit ballet des bambins, et de quelques privilégiés qui profitent d’un moniteur attitré pour se fondre, non discrètement, dans la foule, ne masque pas le calme morne qui momifie la station. La plupart des hôtels, des restaurants et des boutiques sont fermés. Et les rares établissements qui font exception sont déserts, comme ce magasin de matériel ouvert, par principe, depuis le début de la saison, où on détaille surtout de l’ennui. Le choix vient d’être tranché en faveur d’une garde alternée : « Une semaine de travail, deux semaines de chômage partiel, chacun notre tour, pour rester ouvert malgré tout », précise un employé.
Pas de quoi sourire : pour beaucoup de saisonniers, cette saison noire coïncide avec la réforme de l’assurance-chômage, qui a augmenté l’an dernier la durée de travail nécessaire à l’ouverture de droits, passant de quatre à six mois. « Certains saisonniers n’ont pas de droit au chômage et n’ont rien du tout. Énormément de jeunes se retrouvent dans la merde », prévient une vendeuse.
En principe, les salariés sur le carreau pourraient bénéficier du chômage partiel. Il suffit d’une promesse d’embauche, même orale, pour accomplir la démarche et toucher 84 % du salaire net, détaille Pierre Scholl, délégué CGT de la branche remontées mécaniques de Courchevel, joint par téléphone. « Mais cela tient au bon vouloir de l’employeur et beaucoup n’ont pas joué le jeu dans l’hôtellerie-restauration parce qu’il y a un petit reste à charge pour l’employeur. De nombreux saisonniers se retrouvent donc sans rien. » En France, ce sont 250 000 à 400 000 personnes qui travaillent dans les stations, selon l’Association nationale des maires des stations de montagne (ANMSM).
À Courchevel, une réouverture ne serait en réalité pas forcément une bonne nouvelle. Avec 70 % de clientèle étrangère, la saison serait de toute façon noire et les aides pourraient alors venir à manquer. Un paradoxe, qui souligne l’impasse économique dans laquelle se trouvent nombre de stations, face à une autre menace bien plus lourde encore que la pandémie : le réchauffement climatique. Depuis 1950, les températures annuelles moyennes dans les Alpes ont augmenté de 2 °C (1) et cela se matérialise par des vents inédits, des enneigements particulièrement faibles en moyenne montagne et des pluies abondantes. Les stations sont nombreuses à choisir d’arroser leurs pistes au canon à neige, à grands frais, ou de monter toujours plus haut pour trouver de la neige, ce qui entraîne une inflation des prix. Une fuite en avant face à laquelle il existe peu d’alternatives, car le ski de fond, de randonnée ou les raquettes sont des activités moins rémunératrices pour les stations, malgré la création d’une « redevance nordique » en 2016 pour tenter de faire payer les fondeurs. À moins de changer de modèle ?
Dans une tribune lancée avec des militants, des sportifs, des professionnels de la montagne et des élus (2), le groupe EELV d’Auvergne-Rhône-Alpes, en campagne pour les régionales, enfonce le clou : « Le débat actuel sur l’ouverture des remontées mécaniques lié à la pandémie reviendra en boucle dans les années à venir. L’ouverture des stations de sports d’hiver en décembre est malheureusement inéluctablement conditionnée au dérèglement climatique. » Une vingtaine de stations de ski seulement, sur les 300 que compte la France, peuvent, selon les signataires, espérer maintenir la pratique actuelle des sports d’hiver. Il faudra des investissements lourds – et très gourmands en eau – dans les stations situées entre 1 500 m et 1 800 m d’altitude et aucun espoir n’est laissé à celles qui se situent en dessous, à l’horizon 2040. Les signataires de la tribune préconisent donc une diversification des activités et mettent l’accent sur la sobriété, à tous les niveaux.
De fait, l’histoire du ski alpin est déjà au repli. Près d’un tiers environ des domaines ont dû fermer leurs remontées mécaniques, à commencer par les plus petits. Et, depuis une vingtaine d’années, de plus grands domaines « ont commencé à péricliter à leur tour », rembobine Pierre-Alexandre Métral, doctorant en géographie cité par Reporterre.
Courchevel semble appartenir à un monde sur lequel la réalité n’a pas de prise. Avec la présence, spectaculaire, des oligarques russes à partir du tournant des années 2000, et le renfort des millionnaires arabes, une spirale s’accélère. Depuis une dizaine d’années, une fièvre acheteuse transforme des petites maisons de montagne aux toits plats, rachetées à prix d’or, en hôtels de luxe ou gigantesques chalets. La commune vend à tour de bras. « On a un gros problème de lits froids, tranchent les deux saisonniers dans leur boutique déserte_. Des chalets immenses sont construits pour des gens qui y viennent quelques jours, tous les deux ans. »_ Lits froids et rues désertes en été… Le « Saint-Tropez d’hiver » ne vit que quatre mois par an, déplorent des habitants attachés au Courchevel petit-bourgeois où il faisait bon vivre. Avec la clientèle de luxe qui vit en vase clos dans ses palaces, les petits commerçants craignent pour leur avenir. Au pied des pistes, les boutiques Dior, Vuitton, etc. qui fleurissent sont accusées de tuer l’esprit montagnard de la station.
Ailleurs, les problématiques sont différentes, mais les stations font toutes face à leur propre impasse économique et écologique. L’alternative, pour ce professionnel de l’urbanisme de montagne, qui travaille dans la région de Courchevel, doit se situer au niveau de notre rapport à la montagne_. « On pratique le ski comme un jeu de glisse uniquement alors qu’on devrait l’aborder comme une communion avec la nature. On est dans une démarche de performance_. À certains endroits, les stations envisagent de construire des énormes tunnels pour protéger les skieurs du vent et du froid… On va à la montagne pour ne pas être à la montagne, cela devient délirant. »
La réouverture des stations de ski, initialement prévue début février, a été annulée le 20 janvier et le gouvernement évoque l’hypothèse d’une « saison blanche ». Des aides spécifiques doivent être dédiées aux communes ayant des revenus liés au tourisme d’hiver (taxes de séjour et taxes de remontées mécaniques) et des voix s’élèvent pour qu’un « plan de relance spécifique » à la montagne soit déployé pour sauver son économie. L’occasion, peut-être, d’une remise à plat du modèle actuel ?
(1) « Comprendre le changement climatique en alpage », Christophe Chaix, Hermann Dodier, Baptiste Nettier, réseau Alpages Sentinelles, 2017.
(2) « Vivre en harmonie avec la montagne », appel-aura-ecologie.fr