Jacques Barbaut : « J’ai vu chaque jour des milliers de noms passer »

Dans C’est du propre, Jacques Barbaut multiplie les citations et les montages ayant trait aux patronymes, pseudonymes, prénoms… Un traité d’onomastique amusante qui est l’œuvre d’un poète à la fantaisie inquiète.

Christophe Kantcheff  • 6 janvier 2021 abonné·es
Jacques Barbaut : « J’ai vu chaque jour des milliers de noms passer »
Jacques Barbaut barbote à son aise dans les citations.
© Léo Aupetit

Jacques Barbaut se livre peu à l’exercice de l’interview. Il donne pourtant ici des éléments sur son parcours biographique, sur ce qui l’intrigue ou sur sa méthode de travail, qui offrent des éclaircissements sur son entreprise littéraire hors norme.

D’où vient votre intérêt, voire votre fascination, pour les noms propres ? Est-il lié à votre amour de la littérature ?

Jacques Barbaut : Il s’agit d’un faisceau, qui commence par les noms des personnages de BD de l’enfance : le capitaine Haddock, le professeur Tournesol, Astérix et Obélix, Abraracourcix et Bonemine, Iznogoud – merci Monsieur Goscinny –, Picsou et les frères Rapetou, et tutti quanti. Vous souvenez-vous aussi du moyen mnémotechnique pour retenir les noms des grands écrivains du XVIIe siècle : « Sur la racine de la bruyère, la corneille boit l’eau de la fontaine Molière » ? Puis le hasard a voulu que je suive les cours d’histoire littéraire générale à l’université Lille-III de Philippe Bonnefis, un grand professeur qui fut publié notamment chez Galilée, qui apportait un intérêt proprement vertigineux à la lettre même du nom, des noms. Il décomposait par exemple ce vers emblématique de « L’Albatros » : « Le Poète est semblable au prince des nuées » en « semblable au beau de l’air » – ça m’a scotché !

Après la fac, j’ai travaillé durant trois ans dans l’une des meilleures librairies de Paris, La Hune, aujourd’hui disparue, où j’étais chargé, en tant que metteur à part, c’est-à-dire manutentionnaire, d’ouvrir l’ensemble des cartons, d’enregistrer toutes les commandes, de créer des fiches : aucun ordinateur encore à cette époque… Tout livre qui entrait dans la librairie passait par ma main. J’inscrivais au crayon de papier un code-date sur la première page, blanche, dans le coin supérieur droit. Je voyais littéralement chaque jour des milliers de noms passer – autant de livres. Un dépôt en trois exemplaires d’une plaquette d’un micro-éditeur ou des piles hautes comme des gratte-ciel d’un titre de Duras. Puis, en tant que correcteur, notamment pour les éditions Larousse et Le Robert, j’ai lu, relu et corrigé de nombreux dictionnaires et encyclopédies. Des noms, des noms, encore des noms… Vivant de noms.

Votre livre ne montre-t-il pas qu’un nom propre est tout sauf anodin ? Il a une répercussion, d’une manière ou d’une autre, sur celui ou celle qui le porte…

Quelle différence entre se nommer Dupon-T ou Dupon-D ? Quelle phrase Hélène Rytmann a-t-elle dite à Louis Althusser tandis qu’il l’étranglait ? De Gaulle se sentait-il une mission à accomplir envers le pays de ses ancêtres ? Doit-on dire Honoré de Balzac ou simplement Balzac ? Quel est le « vrai nom » de Fernando Pessoa ? Frédéric Louis Sauser ou Blaise Cendrars ? Poirier ou Gracq ? Gary ou Ajar ? Pourquoi Eddy Bellegueule désira-t-il en changer ? Quel effet ça fait de s’appeler Bataille ? Ou Robbe-Grillet ? François Rabelais ou Alcofribas Nasier ? Pourquoi, selon Barthes, l’aventure de La Recherche ne put réellement commencer qu’une fois que Proust eut trouvé, accepté, digéré, les principaux noms de ses personnages ? Alexandre Dumas : mais lequel ? Un mendiant qui s’appelle Leriche fait-il rire ou pleurer ? Dans l’un des dialogues de Platon, on prétend que Socrate, Cratyle et Hermogène discutaient déjà de ces questions.

Car, autant que de fascination, il s’agit aussi d’une inquiétude, et, parmi les nombreuses citations que contient C’est du propre, il y en a une, de Marguerite Yourcenar, tirée de L’Œuvre au noir, que je fais totalement mienne : « Il était de ces hommes qui ne cessent pas jusqu’au bout de s’étonner d’avoir un nom, comme on s’étonne en passant devant un miroir d’avoir un visage, et que ce soit précisément ce visage-là. »

Est-ce que « Barbaut », qui est sur la couverture de C’est du propre, est différent de « Jacques Barbaut » ?

« Barbaut », c’est mon patronyme, dit-on, soit le nom du père. « Barbaut » – qui est aussi, sous une autre orthographe, un banal poisson d’eau douce à barbillons – m’apparaît comme très commun, il barbote dans la mare comme un canard, mais aussi il barbote, ou marmotte, ou il bredouille dans sa barbe. Il « subtilise » aussi, ou il « emprunte », il chaparde, il pratique le larcin, le vol à la tire… Barbeau, en argot, sous différentes variantes, c’est un aussi un maquereau.

Jacques, lui, n’a toujours fait que le jacques. Jacquot, c’est un perroquet. Et le prénom Jacques, je l’ai raconté dans une page de 1960, Chronique d’une année exemplaire (1), fut choisi paraît-il par ma mère qui balançait jusqu’au dernier moment entre Jacques et Christophe.

Quant au choix des couvertures des éditions Nous, qui depuis l’origine et sans exception n’impriment que le nom sans le prénom de l’auteur, il ne m’appartient en rien.

Comment décririez-vous votre méthode ?

La première étape, la plus pénible, c’est attendre qu’un thème cristallise et s’impose sans plus aucun doute possible. Le nom propre, je tournais donc autour, plus ou moins consciemment, depuis bien des années. Jusqu’au moment où l’évidence s’est imposée. Ensuite, c’est de la cuisine : rassembler, récolter, accueillir, agencer, couper, titrer, soupeser, faire correspondre, choisir un rythme, des nombres. Chercher. Compter, peser, diviser.

Dans ce livre-ci, il y a une vraie composition en symétrie ou en miroir, chaque élément possède un écho, il se reflète ailleurs, à un autre endroit, avec une variante, une résonance. Un seul exemple : Un privé à Tanger, d’Emmanuel Hocquard, a attiré Un privé à Babylone, de Richard Brautigan.

Pourquoi la mise en page, avec des jeux typographiques, est-elle si importante dans vos livres ?

Pour moi, chaque page constitue une unité spatiale qui possède son autonomie – sémantique, typographique, visuelle – mais, rassemblées, toutes les pages constitueront évidemment quelque chose comme un livre. Pourquoi se priver des possibilités « typoétiques » qu’une mise en page ou en espace permet ? Laurence Sterne – un nom d’oiseau – introduisit des pages noires, blanches, marbrées, des essais de quasi-calligrammes, dans son Tristram Shandy. Le centre de mon livre, sur quelques pages, est aussi Dada : un signifiant absurde mais pourtant majeur. Introduire ici ou là un dessin, une illustration, un schéma, une image : j’adore. Comme une respiration.

La rencontre avec les livres de Maurice Roche – Compact, Circus, CodeX, notamment – fut un événement sans doute aussi très important. Je dois pourtant préciser que je suis beaucoup plus « sage » ou modéré que ce qu’un Jean-François Bory, un Jacques Demarcq, un Philippe Jaffeux ou un Hubert Lucot première manière proposèrent ou proposent dans leurs propres créations littéraires.

(1) 1960, Chronique d’une année exemplaire, Nous, 2013 (lire Politis du 15 novembre 2013).


Faire l’appel

C’est du propre : nul précis d’hygiène mais un « traité d’onomastique amusante » (dont la définition, sérieuse, est donnée en temps voulu, c’est-à-dire sans précipitation, page 145). Un traité par l’exemple : il n’y a ni théorie ni discours dans ce livre. Mais un énorme travail, s’étendant sur au moins quinze ans, de collection de citations et de fragments, le plus souvent littéraires ou ayant trait à la littérature, à quoi s’ajoutent des collages ou des jeux typographiques, le tout étant mis en forme et ayant pour objet les noms, toutes sortes de noms : patronymes, prénoms, surnoms, pseudonymes…

Inutile de chercher à faire une synthèse. Même si revient régulièrement l’interrogation sur le sens que recèle un nom parce que le nom propre est aussi un nom commun (exemple : le nom même de l’auteur, Barbaut). Ou ce que ce nom évoque par sa consonance. Exemple : ce personnage de La Curée qui désire changer de patronyme, et qui s’exclame : « Saccard, Aristide Saccard !… avec deux “c”… Hein ! Il y a de l’argent dans ce nom-là ; on dirait que l’on compte des pièces de cent sous. »

En fait, c’est l’effet cumulatif qui impressionne, avec d’innombrables cas dont les caractéristiques sont multiples, et dont la dimension comique est souvent mise en exergue. Ainsi, en chevauchant la question du nom, à travers, notamment, Montaigne, Quignard, des traductions de Moby Dick, La Cantatrice chauve, Stendhal, A. J. Cronin, Novarina, Alice au pays des merveilles ou Amélie Nothomb, Jacques Barbaut soulève de vastes pans de la littérature qu’on ne soupçonnait pas a priori. Comme il l’avait fait dans ses livres précédents, sur les lettres A et H en particulier (1), l’auteur œuvre en poète, mettant au jour ce que cache la langue. Celle des noms propres n’est pas la moins surprenante. Et Jacques Barbaut a l’art du vertige, même « amusant ».

Christophe Kantcheff

C’est du propre, Jacques Barbaut, Nous, 208 pages, 20 euros.

(1) A As Anything. Anthologie de la lettre A, Nous, 2010 ; H ! Hache ! Hasch ! Hallucinations de la lettre H, Nous, 2016 (lire Politis du 9 juillet 2010 et du 21 avril 2016).

Littérature
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